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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 3, 1909.djvu/260

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LA RÉVOLUTION


propre, des mécomptes d’ambition, des sentiments d’envie l’ont préparé. L’idée abstraite d’égalité en a fourni le noyau sec et dur. Alentour, l’échauffement révolutionnaire a fait affluer le sang, aigri les humeurs, avivé la sensibilité, formé un abcès douloureux que les froissements quotidiens rendent plus douloureux encore. Par un travail sourd et continu, la pure préférence spéculative est devenue une idée fixe et devient une idée meurtrière. C’est une passion étrange, toute de cervelle, nourrie de phrases et d’emphase, mais d’autant plus destructive qu’avec des mots elle se crée des fantômes, et que, contre des fantômes, nul raisonnement, nul fait visible ne prévaut. Tel boutiquier ou petit bourgeois, qui jusqu’ici se représentait les nobles d’après les parlementaires de sa ville ou les gentilshommes de son canton, les conçoit maintenant d’après les déclamations du club et les invectives des gazettes. Peu à peu, dans son esprit, la figure imaginaire recouvre la figure vivante ; il ne voit plus un visage avenant et paisible, mais un masque grimaçant et convulsé. De la bienveillance ou de l’indifférence il passe à l’animosité et à la méfiance : ce sont des tyrans dépossédés, d’anciens malfaiteurs, des ennemis publics ; d’avance et sans examen, il est prouvé pour lui qu’ils ourdissent des trames. S’ils évitent de donner prise, c’est par habileté et perfidie ; ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ont l’air plus inoffensifs. Leur soumission n’est que feinte, leur résignation n’est qu’hypocrisie, leur bonne volonté n’est que trahison. Contre ces conspirateurs insaisissables, la loi n’est pas