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LA RÉVOLUTION


sous lequel elles ont paru s’amortir. On ne persuade pas impunément aux hommes que le millénium est accompli ; car ils veulent en jouir tout de suite, et ne tolèrent pas d’être déçus dans leur attente. En cet état violent d’espérances illimitées, toutes leurs volontés leur semblent légitimes, et toutes leurs opinions certaines. Ils ne savent plus se défier d’eux-mêmes, se contenir ; dans leur cerveau regorgeant d’émotions et d’enthousiasme, il n’y a de place que pour une seule idée, intense, absorbante et fixe. Chacun abonde et surabonde dans son propre sens ; tous deviennent emportés, absolus, intraitables. Ayant admis que tous les obstacles sont levés, ils s’indignent contre chaque obstacle qu’ils rencontrent ; quel qu’il soit, à l’instant ils le brisent, et leur imagination surexcitée recouvre du beau nom de patriotisme leurs appétits naturels de despotisme et d’usurpation.

Aussi bien, pendant les trois années qui suivent la prise de la Bastille, c’est un étrange spectacle que celui de la France. Tout est philanthropie dans les mots et symétrie dans les lois ; tout est violence dans les actes et désordre dans les choses. De loin, c’est le règne de la philosophie ; de près, c’est la dislocation carlovingienne. « Les étrangers, dit un témoin[1], ne savent pas que, si nous avons donné une grande extension à nos droits politiques, la liberté individuelle est, dans le droit, réduite à rien, et, dans le fait, livrée à l’arbitraire de

  1. Mercure de France, articles de Mallet du Pan (18 juin et 6 août 1791 ; avril 1792).