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LA RÉVOLUTION


contre les privilégiés, se détachaient de lui à présent que l’émeute s’exerçait contre elles, et parmi les hommes qui réfléchissaient ou possédaient, la plupart, dégoûtés de l’anarchie, se dégoûtaient aussi de ses fauteurs. Nombre d’administrateurs, de magistrats, de fonctionnaires élus se plaignaient tout haut de ce que leur autorité fût soumise à celle de la populace. Nombre de cultivateurs, d’industriels et de négociants s’indignaient tout bas de ce que le fruit de leur travail et de leur épargne fût livré à la discrétion des indigents et des voleurs. Il était dur pour les fariniers d’Étampes de n’oser faire leurs expéditions de blé, de ne recevoir leurs chalands que de nuit, de trembler eux-mêmes dans leurs maisons, de savoir que, s’ils en sortaient, ils couraient risque de la vie[1]. Il était dur pour les gros épiciers de Paris de voir leurs magasins envahis, leurs vitres brisées, leurs ballots de café et leurs pains de sucre taxés à vil prix, partagés, emportés par des mégères, ou volés gratis par des coquins qui couraient les revendre à l’autre bout de la rue[2]. Il était dur en tout lieu pour les familles de vieille bourgeoisie, pour les anciens notables de chaque

  1. La Révolution, IV, 113 et pages suivantes.
  2. Buchez et Roux, XIII, 92-99 (janvier 1792) ; 225 (février). — Coray, Lettres inédites, 33 (Ce jour-là, par curiosité, il s’était avancé jusqu’à la rue des Lombards) : « Témoin d’une injustice aussi criante, et indigné de ne pouvoir prendre au collet aucun de ces coquins qui couraient par la rue, chargés de sucre et de café, pour les revendre ensuite, je me sentis tout d’un coup, par tout le corps, les frissons de la fièvre. » (Lettre non datée ; l’éditeur la date de 1791, par conjecture ; je la crois plutôt de 1792.)