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LES GOUVERNANTS


rebutant. Dénoncer des voisins, arrêter des collègues, venir prendre dans leur lit d’honnêtes gens que l’on connaît pour tels, ramasser chaque jour dans les prisons trente, cinquante, soixante malheureux qui sont la pâture quotidienne de la guillotine, les « amalgamer » au hasard, les juger en tas, les condamner en masse, escorter des femmes de quatre-vingts ans et des filles de seize ans jusque sous le couperet, voir tomber les têtes et basculer les corps, aviser aux moyens de se débarrasser des cadavres trop nombreux et de dissimuler le sang trop visible : de quelle espèce sont les âmes qui peuvent accepter une pareille tâche et la faire tous les jours, avec la perspective de la faire indéfiniment ? — Fouquier-Tinville lui-même y succombe. Un soir, allant au Comité de Salut public, « il se trouve mal » sur le Pont-Neuf, et dit : « Je crois voir les ombres des morts qui nous poursuivent, surtout celles des patriotes que j’ai fait guillotiner. » Et, un autre jour : « J’aimerais mieux labourer la terre que d’être accusateur public. Si je pouvais, je donnerais ma démission[1]. » — À mesure que le régime s’aggrave, le gouvernement, pour avoir des instruments convenables, est contraint de descendre plus bas ; il n’en trouve plus qu’au dernier échelon, en germinal pour renouveler la Commune, en floréal pour remanier les ministères, en prairial pour recomposer le Tribunal révolutionnaire, de mois en mois pour purger et reconstituer les comités de quartier[2]. Vainement Ro-

  1. Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, IV, 129.
  2. Archives nationales, AF, II, 46 (Arrêté du Comité de Salut