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LES GOUVERNÉS


grande et moins délaissée, à Saint-Germain, la misère dépasse toute imagination[1] : « Une demi-livre de farine par habitant », non pour chaque jour, mais de très loin en très loin ; « le pain à 15 et 16 francs la livre ; toutes les autres denrées en proportion ; un peuple qui languit, se désespère et périt ; hier, pour la fête du 9 Thermidor, nul signe d’allégresse ; au contraire, les symptômes d’un abattement général et profond ; des spectres chancelants dans les rues ; des accents douloureux arrachés par la faim dévorante ou des cris de rage : livrés aux derniers excès du malheur, presque tous appellent la mort comme un bienfait. »

Tel est partout l’aspect de ces grosses agglomérations artificielles, où la terre, stérilisée par l’habitation, ne porte plus que des pierres, et où vingt, trente, cinquante, cent mille estomacs souffrants doivent tirer du dehors, de dix, vingt et trente lieues, leur première et leur dernière bouchée de nourriture. Chaque jour, dans ces parcs fermés, de longues files de moutons humains se pressent en bêlant et en gémissant, autour des crèches presque vides, et c’est par des efforts extraordinaires

  1. Archives nationales, AF, II, 70 (Lettre du procureur-syndic du district de Saint-Germain, 10 thermidor). — Delécluze, Souvenirs de soixante années, 10. (La famille Delécluze habite Meudon en 1794 et pendant une grande partie de 1795.) — M. Delécluze père et son fils vont à Meaux, et obtiennent d’un fermier un sac de bonne farine pesant 325 livres, moyennant 10 louis d’or ; ils le rapportent en cachette avec des précautions infinies : « Le père et le fils, après avoir fait recouvrir de foin et d’herbes la charrette au fond de laquelle était caché le précieux sac, suivirent à pied, toujours à quelque distance, l’équipage conduit par un paysan. » Mme Delécluze pétrit elle-même la farine et cuit le pain.