Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
95
NAPOLÉON BONAPARTE


« poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. Les peuples sont trop éclairés aujourd’hui ; il n’y a plus rien à faire. » — Pourtant, même dans ce haut domaine réservé et que vingt siècles de civilisation maintiennent inaccessible, il empiète encore, et le plus qu’il peut, par un détour, en mettant la main sur l’Église, puis sur le pape ; là, comme ailleurs, il prend tout ce qu’il peut prendre. — Rien de plus naturel à ses yeux : cela est de son droit, parce qu’il est le seul capable. « Mes peuples d’Italie[1] doivent me connaître assez pour ne point devoir oublier que j’en sais plus dans mon petit doigt qu’ils n’en savent dans toutes leurs têtes réunies. » Comparés à lui, ils sont des enfants, « des mineurs », les Français aussi, et aussi le reste des hommes. — Un diplomate qui l’a fréquenté longtemps et observé sous tous les aspects, résume son caractère dans ce mot définitif[2] : « Il se considérait comme un être isolé dans le monde, fait pour le gouverner et pour diriger tous les esprits à son gré. »

C’est pourquoi quiconque approche de lui doit renoncer à sa volonté propre et devenir un instrument de règne : « Ce terrible homme, disait souvent Decrès[3], nous a tous subjugués ; il tient toutes nos imaginations dans sa main, qui est tantôt d’acier, tantôt de velours ; mais on ne sait quelle sera celle du jour, et il n’y a pas moyen d’y échapper : elle ne lâche jamais

  1. Correspondance de Napoléon Ier (Lettre au prince Eugène, 14 avril 1806).
  2. M. de Metternich, I, 284.
  3. Mollien, III, 427.