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NAPOLÉON BONAPARTE


l’abbé Raynal, et il y résume en style tendu, avec une chaude et vibrante sympathie, les annales de son petit peuple, révoltes, délivrances, violences héroïques et sanguinaires, tragédies publiques et domestiques, guets-apens, trahisons, vengeances, amours et meurtres ; bref une histoire semblable à celle des clans de la Haute-Écosse. Et le style, encore plus que les sympathies, dénote en lui un étranger. Sans doute, dans cet écrit, comme dans ses autres écrits de jeunesse, il suit du mieux qu’il peut les auteurs en vogue, Rousseau et surtout Raynal ; il imite en écolier leurs tirades, leurs déclamations sentimentales, leur emphase humanitaire. Mais ces habits d’emprunt qui le gênent sont, disproportionnés à sa personne ; ils sont trop bien cousus, trop ajustés, d’une étoffe trop fine ; ils exigent trop de mesure dans la démarche et trop de ménagements dans les gestes ; à chaque pas, ils font sur lui des plis raides ou des boursouflures grotesques ; il ne sait pas les porter et les fait craquer à toutes les coutures. Non seulement il n’a pas appris et n’apprendra jamais l’orthographe, mais il ignore la langue, le sens propre, la filiation et les alliances des mots, la convenance ou la disconvenance mutuelle des phrases, la valeur propre des tours, la portée exacte des images[1] ; il marche violemment, à

  1. Lire notamment son discours Sur les vérités et les sentiments qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur (sujet proposé par l’académie de Lyon en 1790) : « Quelques hommes hardis, impulsés par le génie… La perfection naît du raisonnement, comme le fruit de l’arbre… Les yeux de la raison garantissent l’homme du précipice des passions… C’était