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NAPOLÉON BONAPARTE


et sa signature elle-même est un barbouillis. — Il dicte donc, mais si vite, que ses secrétaires peuvent à peine le suivre ; dans les premiers jours de leur office, ils suent à grosses gouttes, et ne parviennent pas à noter la moitié de ce qu’il a dit. Il faut que Bourrienne, Meneval et Maret se fassent une sténographie ; car jamais il ne répète une seule de ses phrases ; tant pis pour la plume, si elle est en retard ; tant mieux pour la plume, si une bordée d’exclamations et de jurons lui donne un répit pour se rattraper. — Nulle parole si jaillissante et déversée à si grands flots, parfois sans discrétion ni prudence, lors même que l’épanchement n’est ni utile ni digne : c’est que son âme et son esprit regorgent ; sous cette poussée intérieure, l’improvisateur et le polémiste en verve[1] prennent la place de l’homme d’affaires et de l’homme d’État. « Chez lui, dit un bon observateur[2], parler est le premier besoin, et sûrement il met au premier rang des prérogatives du rang suprême de ne pouvoir être interrompu et de parler tout seul. » Même au Conseil d’État, il se laisse aller, il oublie l’affaire qui est sur le tapis, il se lance à droite, à gauche, dans une digression, dans une démonstration, dans

  1. Par exemple, à Bayonne et à Varsovie (abbé de Pradt) ; la scène outrageante et inoubliable qu’il fait, à son retour d’Espagne, à M. de Talleyrand (Souvenirs inédits du chancelier Pasquier, II, 365) ; l’insulte gratuite qu’il jette à la face de M. de Metternich, en 1813, comme dernier mot de leur entrevue (Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 230). — Cf. ses confidences non moins gratuites et risquées à Miot de Melito en 1797, et ses cinq conversations avec sir Hudson Lowe, rédigées aussitôt après par un témoin, le major Gorrequer (W. Forsyth, I, 147, 161, 200).
  2. Abbé de Pradt, préface x.