Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/171

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idéales. Un grand balcon s’ouvre sur la ville et la campagne ; de cette hauteur, on voit s’étaler l’espace immense, les jardins, les villas, les dômes, de beaux pins parasols posés un à un dans l’air limpide, des rangées de cyprès noirs sur les blancheurs et les clartés de l’architecture, et à l’horizon une longue chaîne de montagnes crénelées, dont les pics neigeux montent dans l’azur.

Je suis revenu à pied derrière le château Saint-Ange, puis le long du Tibre, sur la rive droite ; on ne peut se figurer un pareil contraste. La rive est une longue bande de sable croulant, bordée de haies épineuses, abandonnée. En face, sur l’autre bord, s’allonge une file de vieilles maisons sales, lamentables baraques bossuées et jaunies, toutes tachées par l’infiltration des eaux et le contact de la vermine humaine, quelques-unes plongeant dans le fleuve leur assise rongée, d’autres laissant entre elles et lui une petite cour infectée d’immondices ; on n’imagine pas ce que peut devenir un mur qui a subi, cent ans durant, les intempéries de l’air et les vilenies du ménage. Toute cette bordure ressemble à la jupe fripée d’une sorcière, à je ne sais quel reste de torchon infect et troué. Le Tibre roule jaune, fangeux, entre ce désert et cette pourriture.

Pourtant l’intérêt et le pittoresque ne font jamais défaut. Çà et là, un reste de vieille tour plonge à pic dans le fleuve ; une place au-dessous d’une église étage ses escaliers jusque dans l’eau, et des bateaux y abordent. On dirait de ces vieilles estampes que l’on trouve sur nos quais, à demi-effacées par la pluie, déchirées, crasseuses, mais où l’on aperçoit un morceau grandiose