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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 2, 1876.djvu/41

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Boulba, un jeune chef cosaque, au sortir du camp, les sens obstrués par la sale vie nomade, par l’odeur de l’eau-de-vie et de l’écurie, par la vue journalière des figures brutales ou féroces, aperçoit une belle jeune fille délicate et parée ; il en est comme renversé, s’agenouille, oublie son père, sa patrie, et combat désormais contre les siens. Une secousse pareille a prosterné Dante devant une enfant de neuf ans.

Représentons-nous un instant les mœurs environnantes. C’était le temps des guerres sans pitié et des inimitiés mortelles. On se proscrivait, on se battait de maison à maison, de quartier à quartier dans Florence. Dante lui-même fut condamné à être brûlé vif. Les supplices inventés par les Romano restaient vivants dans les imaginations des hommes, et un régime pire que notre Terreur s’était établi à demeure, de famille à famille, de caste à caste et de cité à cité. Du milieu de cette enceinte hérissée, la pensée se dégageait pour la première fois après tant de siècles, et c’est dans un chemin inexploré qu’elle entrait. Elle ne suivait pas sa pente naturelle, comme autrefois à un moment pareil dans les petites républiques de la Grèce ; une puissante religion la saisissait à sa naissance et la détournait. On lui présentait pour but suprême non l’équilibre des sensations modérées et la santé des facultés actives, mais les transports de l’adoration infinie et les élancements de l’imagination surexcitée. Le bonheur ne consistait plus à se sentir fort, sage et beau, citoyen honoré d’une ville glorieuse, à danser et à chanter de belles hymnes, à causer avec un ami sous un arbre par un jour serein. On déclarait ces plaisirs insuffisants, vulgaires et coupables ; on faisait appel aux sentiments fé-