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Page:Tallemant des Réaux - Historiettes, Mercure de France, 1906.djvu/162

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livres au comte Tott, qui étoit ici sans un sou ; ce fut en 1662. Je ne sais s’il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit emprunté ces deux mille écus d’un auditeur des comptes, son beau-frère ; mais quand chez le notaire celui- ci vit que c’étoit pour un Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou. Conrart le sut, et les lui prêta.

La fantaisie d’être bel-esprit et la passion des livres le prirent à la fois. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que c’est la seule bibliothèque du monde où il n’y ait pas un livre grec, ni même un livre latin. L’effort qu’il faisoit, la peine qu’il se donnoit, et la contention d’esprit avec laquelle il travailloit, lui envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité de bourgeons ; pour cela, car c’étoit une vilaine chose, il se rafraîchit tellement que ses nerfs débilités (outre qu’il est de race de goutteux) furent bien plus susceptibles de cette incommodité qu’ils n’eussent été. Il fut affligé de la goutte de bonne heure, et de bien d’autres maux, sans en être moins enluminé pour cela ; en sorte que c’est un des hommes du monde qui souffre le plus. Son ambition a fait une partie de son mal ; car il a cabalé la réputation de toute sa force, et il a voulu faire par imitation, ou plutôt par singerie, tout ce que les autres faisoient par génie. A-t-on fait des rondeaux et des énigmes  ? il en a fait ; a-t-on fait des paraphrases  ? en voilà aussitôt de sa façon ; du burlesque, des madrigaux, des satires même, quoiqu’il n’y ait chose au monde à laquelle il faille tant être né. Son caractère, c’est d’écrire des lettres couramment ; pour cela il s’en acquittera bien, encore y aura-t-il quelque chose de forcé : mais s’il faut quelque chose de soutenu ou galant, il n’y a personne au logis. On le verra s’il imprime, car il garde copie de tout ce qu’il fait ; il ne sait rien et n’a que la routine.

Malleville disoit qu’il lui sembloit que Conrart allât criant par les rues : « À ma belle amitié ! qui en veut, qui en veut