Page:Tannery - Pour l’histoire de la science Hellène.djvu/271

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choses sensibles. Ceux qui voudront aller au delà, monter plus haut dans les régions de la pensée, rencontreront désormais une base assurée, indestructible, qui survivra aux hardies constructions de leur dialectique. Les Éléates sont donc pour nous des idéalistes, non pas parce que leur manière de voir ressemble en quoi que ce soit à celle des idéalistes modernes, mais parce qu’ils ont fourni le fondement nécessaire, l’exemple essentiel, pour toute spéculation idéaliste.

Il est permis d’ailleurs de se demander si Zénon n’a pas lui-même dépassé le terrain où nous l’avons vu se mouvoir. L’ambiguïté de son langage, inévitable avant les distinctions aristotéliques, a fait que ses arguments ont pu être répétés plus tard presque textuellement dans un sens tout autre ; l’ambiguïté du langage est souvent accompagnée de celle de la pensée, et l’on peut être porté à croire qu’il avait au moins tendance à élargir la portée de sa polémique et à marcher dans la voie suivie plus tard par Mélissos. Mais, de fait, nous n’avons aucun indice à ce sujet; le Parménide de Platon n’est malheureusement pas de nature à nous en fournir, et les rares péripatéticiens qui nous parlent encore de Zénon, comme les auteurs des traités De Melisso ou Des lignes indivisibles, ne paraissent pas plus qu’Eudème le connaître de première main.

Il y a toutefois une aporie de Zenon, citée par Aristote (Phys., IV, 3), qui nous le montre faisant encore un pas réel dans la théorie de la connaissance. Il a nié que l’espace fût un être, et il en a ainsi reconnu la relativité[1].

Quant à sa proposition (Phys., VII, 5), que toute partie d’un grain de millet fait du bruit en tombant, si petite qu’elle soit [2], elle a un tout autre caractère. Aristote a tort de la contredire, car

  1. Simplicius (130 b) : « Si le lieu est, il sera dans quelque chose; car tout ce qui est, est en quelque chose; et ce qui est en quelque chose est aussi dans un lieu. Donc le lieu sera dans un lieu et cela à l’infini. Donc le lieu n’est pas. »
    Zeller défigure singulièrement la conclusion de Zénon, en la donnant sous cette forme : Rien d’existant ne peut être dans l’espace. Ce serait la thèse de Mélissos, mais aucun texte n’autorise en rien cette traduction.
  2. D’après Simplicius (255 a), c’est à Protagoras que l'aporie aurait été posée. Ce récit n’a évidemment rien d’historique, mais il tient un juste compte de la position réciproque des deux sophistes dans la théorie de la connaissance. Pour Protagoras, en effet, l’homme est la mesure des choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, en tant qu’elles ne sont pas ; le bruit qui n’est pas perçu n’existe donc pas.