Page:Tassart - Souvenirs sur Guy de Maupassant, 1911.djvu/199

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était pas jaloux, au contraire, il le suivait toujours et s’arrangeait pour faciliter les succès à son ami. Il y avait aussi à bord un artiste peintre (aimable à ses moments, mais trop souvent distrait, rêvant à la toile, au portrait qui était resté à l’atelier sur le chevalet), un chef de bureau d’un ministère et deux hommes du monde, qui sans aucun souci du protocole, me donnaient un coup de main pour étendre la nappe sur la table et mettre le couvert…

On dîne de bonne heure pendant qu’il fait jour et aussi parce que tout le monde est mis en appétit par cette promenade sur l’eau et au grand air. À table, toujours la même franche gaîté ; on se joue des tours, et les plats disparaissent comme par enchantement. Le champagne est le vin préféré, et la superbe aurore boréale qui embrase en ce moment le ciel lui donne, dans les coupes de cristal taillé, une jolie teinte rosée. Du reste, les visages de toute la société me paraissent aussi un peu rosés. Mon rôle est fini de ce côté et je vais dîner à l’avant avec les mécaniciens. La nuit vient, on se trouve dans les ténèbres, les feux de côté du bateau jettent leurs lumières en avant et ne donnent aucune clarté sur le pont ; on allume des lanternes vénitiennes, aussitôt l’animation reprend. Là-haut, les étoiles paraissent toutes petites ; l’une d’elles file, une jeune comtesse s’écrie : « Oh ! c’est le ciel qui envoie un baiser à la terre ! »

Le peintre, qui a maintenant sous les yeux une sorte de tableau de féerie avec ces dames assises en groupe à l’arrière du bateau éclairé de girandoles de toutes couleurs, sort de son état semi-léthargique et répond : « Oui, Madame, un vrai baiser de feu. » Puis, il donne la description scientifique de ce phénomène, mais cela ne satisfait pas la comtesse.