Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894, tome 2, partie 1.djvu/490

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bible des « hommes de bien », selon Raspail et consorts. La mort même du poète athée ne dessilla pas les yeux de ses admirateurs sur leur idole : les cinq dernières années de sa vie, passés dans une maison de santé rue de Lourcine, ne furent qu’une longue et cruelle agonie[1].

Alexandre Weill, son intime ami et son biographe, prétend que Heine accepta son martyre comme un châtiment de Dieu :

« Ce ne fut, dit-il, qu’après cinq longues années de souffrances qu’il finit par concevoir qu’il n’était pas dieu, les dieux n’ayant jamais eu, à sa connaissance, besoin de prendre des lavements ! »

Celui que Weill voudrait nous faire passer pour un martyr, un saint, n’a jamais abjuré, pas même à l’heure de la mort, son scepticisme et son infernale incrédulité. Sa prétendue conversion au Dieu de Moïse ne fut pas plus sérieuse que l’avait été sa conversion au protestantisme :

Voici quelques-unes de ses ultima verba, d’après Weill lui-même :

« Si jamais je rencontre Moïse, son inventeur (l’inventeur de Jéhovah), je lui dirai ma façon de penser… Il se pourrait bien, ajoutait-il, que Jéhovah, ne fût-ce que pour faire plaisir à son inventeur Moïse, vengeât l’orgueil de ses marionnettes humaines sur terre, dont il tient les fils, et avec lesquelles il joue ses comédies et ses drames pour charmer les ennuis de ses anges. J’ai été un mauvais comédien. Je n’ai certes pas donné la mesure de mes forces. J’ai pris le monde pour un bal masqué et m’y suis promené avec un faux nez, pour dire des vérités aux dominos de toute couleur. On ne change pas de religion ; on en quitte une qu’on n’a plus pour une autre qu’on n’aura jamais. Je suis baptisé, mais je ne suis pas converti. »

Et encore :

« Qu’est-ce que j’ai fait à ton Jéhovah, disait-il à Weill, pour qu’il m’accable de toutes les souffrances du Schéol ? N’ai-je pas fait son éloge dans la Gazette d’Augsbourg ? Je crois qu’un Satan quelconque m’a calomnié auprès de Jéhovah. J’étais si heureux quand Campe ou le baron Cotta m’envoyaient 6.000 francs, bien qu’ils fussent mangés d’avance. Alors pour m’éprouver, il m’a couché sur mon grabat comme Job, et, comme à Job, il m’a tout pris, excepté ma femme. Un de ces jours, je m’y attends, il me rendra tout, santé, fortune et jeunesse ! — Et croirez-vous alors en lui ? — Comme je crois à Rothschild quand il m’endosse un billet, et, comme Éléhon dans Job, je ferai son éloge pour avoir créé le cheval arabe. » Si Weill prenait ces sacrilèges plaisanteries pour un retour sérieux au Dieu de Moïse, il n’était vraiment pas difficile.

Les pensées de Heine sur la mort ne sont qu’un regret désespéré des

  1. L’oncle Salomon, étant venu à mourir, au lieu du million attendu, ne légua à son neveu le poète qu’un capital de 16.000 francs : « Ce fut pour lui, dit Alexandre Weil, un coup mortel. Sa grande maladie date de ce jour. »