Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/11

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

huit jours que je me consume à petit feu, que je me dévore ; je sens que, si je ne parle pas, je deviendrai fou…

Et il m’embrassait les mains, qu’il inondait de ses larmes.

— Voyons, voyons, monsieur Carbuccia, dis-je alors ; voyons, voyons, calmez-vous… Tenez, voulez-vous ? montez avec moi sur la passerelle ; nous y serons bien seuls, bien à notre aise ; le grand air dissipera votre mal de tête, et vous serez plus calme pour causer.

Certes, je commençais à être sérieusement intrigué ; je ne sais quel instinct secret me poussait aussi à écouter cet homme et me disait que de cette conversation sortirait pour moi quelque chose d’inattendu et de grave importance.

Nous montâmes sur le pont et de là sur la passerelle, lui me suivant, la tête penchée, comme abîmé dans ses réflexions. Arrivé là, je le priai de s’asseoir à côté de moi sur ma chaise longue, qui nous servait de canapé.

— Et maintenant, lui dis-je, que nous sommes seuls, monsieur Carbuccia, racontez-moi, librement, tout ce que vous voudrez ; cela vous soulagera, cela vous fera du bien ; d’ici là, le charbon sera terminé, et vous irez vous coucher bien tranquillement.

Il eut comme un frémissement, un frisson général de tout l’être ; puis, me regardant bien en face, il me dit à brûle-pourpoint :

— Aurez-vous le courage, mon bon docteur, d’écouter jusqu’au bout un homme décidé à tout dire ?

— Ma foi, répondis-je en riant et croyant qu’il faisait simplement allusion à la longueur quelconque d’un récit de ses revers de fortune qu’il allait m’entreprendre, ma foi, oui… Vous n’en avez pourtant pas jusqu’à l’aube ?

— Peut-être bien, fit-il, et peut-être davantage.

— Bigre ! répliquai-je sans pouvoir retenir cette exclamation… Enfin, allez-y toujours.

Alors, après un nouveau frisson, une courte hésitation comme la dernière trace d’une lutte intérieure qui se livrait en lui :

— Docteur, fit-il en se levant tout à coup, docteur, je suis damné !…

Et, poussant un soupir prolongé, il chancela sur ses jambes, prêt à se trouver mal. J’eus juste le temps de le retenir. Encore une fois, ses larmes débordèrent, le suffoquant. Je le couchai sur la chaise longue, et il resta là un moment, étendu, comme sans connaissance, avec des sanglots contenus dans la gorge.

Moi, je le regardais, ne pensant même plus à sa syncope ; j’étais littéralement abasourdi… Carbuccia, le sceptique, l’athée Carbuccia, racontant qu’il était damné, et se trouvant mal à cette idée et à cet aveu, voilà par exemple qui me surpassait !… Comment ! cet homme qui, il y a quelque temps à peine, ne croyait ni à Dieu ni à diable, avec lequel j’avais eu, sur des questions religieuses et de foi, des conversations dans lesquelles il s’était toujours moqué de moi et m’avait doucement raillé de ce qu’il appelait ma superstitieuse crédulité, cet homme se disait damné ?… Décidément, ou il était subitement devenu fou, — on a vu de ces exemples, — ou bien alors il s’était réellement passé en lui des choses extraordinaires. Le cas devenait intéressant pour le médecin, et je me promis de provoquer maintenant ses confidences et de tout savoir, pensant avoir affaire à un beau cas de suggestion et à une belle observation d’hallucination démoniaque à publier dans les journaux de médecine. Mais je n’eus pas à l’interroger. Presqu’aussitôt il revint à lui, calmé par cette dernière crise, les nerfs détendus, absolument décidé, cela se voyait dans son regard.

— Vous me croyez fou, n’est-ce pas, docteur ? articula-t-il très nettement.

Et, comme je ne répondais pas :

— Je l’étais, poursuivit-il, mais maintenant je ne le suis plus. Vous m’avez connu fou ; à présent, trop tard malheureusement pour moi, je suis sage, puisque