Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/531

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personnel du même genre, à la même époque, et deux condamnations s’étaient alors confondues en une seule ; il y gagnait une reconnaissance pécuniaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et une protection qui lui valait des faveurs, qui lui vaudrait peut-être un jour la grâce, la libération définitive. Tel est le raisonnement que je me tins ; sans conclure, toutefois.

Au fond, ce qu’il y a de plus clair en tout ceci, c’est que la population anglaise de Gibraltar forme, comme on voit, un joli monde. Le gouvernement envoie là, ainsi que dans les colonies, les plus affreux chenapans, condamnés au bagne ; leur peine est commuèe en internement, avec une certaine liberté mitigée par la surveillance constante de la police. C’est là ce que John Bull appelle « coloniser. » Je n’insiste pas, cette façon de procéder étant archi-connue.

Mais, comme tous les contre-maîtres et ouvriers des ateliers lucifériens sont dans le même cas que Joë Crocksonn, comptable en chef de l’établissement secret, j’en conclus que le gouvernement anglais est parfaitement au courant de cette fabrication et de ce commerce et qu’il l’abrite sciemment sous son pavillon.

Cette confidence faite, sa conscience étant soulagée, maître Joë Crocksonn prit tout à coup son air le plus gracieux, et, souriant d’un gros sourire bon enfant, me dit :

— Si vous le permettez, mon très cher frère, je vais vous servir de cicerone ; ce sera un grand honneur pour moi.

Et il me montrait le chemin.

Je l’accompagnai ; il y avait longtemps déjà que j’avais mis le pied sur tous les dégoûts, sur toutes les répugnances.

Les ateliers sont installés dans d’immenses chambres creusées en plein rocher par la nature, mais qui ont été dépouillées de leurs stalactites et appropriées à l’usage auquel elles servent aujourd’hui. Dans le trajet parcouru depuis l’entrée de la grotte San-Miguel, on s’est, en passant d’une salle à l’autre, élevé en réalité beaucoup plus qu’on ne s’en aperçoit, et le niveau du sol de l’usine occulte est fort au-dessus du niveau des diverses entrées des grottes ; en d’autres termes, les ateliers et le laboratoire sont situés entre les grottes où pénètrent les touristes avec leurs guides et la partie supérieure du rocher, creusée à main d’homme et où se tient la garnison.

L’aération est parfaite ; partout, des trous donnant sur l’extérieur, principalement du côté de la Méditerranée, et à une hauteur absolument inaccessible : du reste, ces trous, s’ils sont nombreux, sont petits, et, en outre, ils sont percés dans les endroits où les inégalités, les fantaisies du roc permettent de les masquer ; de la mer, il est bien difficile de les apercevoir ou de ne pas les confondre avec d’autres cavités naturelles.