Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/542

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sont pris d’un accès de fureur, et ils sont la masse ; murmurant d’abord, puis éclatant soudain en hurlements sinistres, bramant leur rage à tue-tête dans un crescendo féroce, ils s’avancent vers moi qu’ils accusent d’être la cause de leur déconvenue, les yeux hors de l’orbite et injectés de sang, le poing tendu, prêts à m’assommer, à me massacrer.

Devant leur phalange tumultueuse, je fais un pas en arrière. Une pensée, rapide comme l’éclair, traverse mon cerveau : tout cela n’est-il pas une comédie ? n’a-t-on pas surpris ou deviné mon secret ? n’a-t-on pas résolu de se débarrasser de moi, de me supprimer, dans cet antre qui restera à jamais muet sur le crime ?… L’histoire du jeune touriste assassiné et jeté dans le gouffre me revient à la mémoire. Il me semble que ma dernière heure a sonné. Du fond de mon cœur, je recommande mon âme à Dieu, et, décidé à vendre du moins chèrement ma vie, je saisis mon revolver et je le braque sur les bandits les plus menaçants et les plus près de moi.

Je vais faire feu. Joë Crocksonn détourne mon bras. Le coup part en l’air. En même temps, Tubalcaïn et les autres contre-maîtres, qui avaient un moment quitté la salle, sachant évidemment ce qui allait se passer, reviennent armés de tiges de fer rougies au feu, prises dans les forges. Sans mot dire, sans même prévenir, les voilà qui se mettent à frapper au hasard parmi la tourbe déchaînée contre moi, tapant dans le tas, selon l’expression vulgaire. Les chairs grésillent, de longues traînées rouges, puis noires, zèbrent les épaules, les torses, les bras nus, partout où le feu a passé ; l’odeur de corne brûlée se dégage déjà en épais flocons de fumée tenace et suffocante, pendant que les braillements continuent.

Bientôt, les tringles ont produit leur effet : un à un, les ouvriers du diable s’enfuient, cinglés et hurlant comme des chiens voraces qu’on écarte de la curée. Maintenant, il n’en reste plus. Aucune comédie n’avait été jouée ; c’est ainsi que, chez ces brutes immondes et féroces, les choses se passent d’ordinaire, à chaque visite des chefs.

Me voici libre, et pendant que Tubalcaïn et ses acolytes abaissent devant moi leurs tiges encore rouges, maître Joë m’entraîne, pour me conduire au laboratoire.


Nous prenons une longue galerie, d’une montée douce, débouchant sur un trou large, en forme d’entonnoir, ou, pour être plus exact, d’un entonnoir qui aurait été coupé en long par le milieu et dont une moitié aurait été appliquée contre la masse granitique de Gibraltar, à une hauteur inaccessible ; l’entrée (la sortie, si vous préférez) de la galerie en question est au fond de cette cuvette.

Au-dessus de nous, le ciel ; nous sommes au grand air. Du dehors, il