Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/6

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Italie même, des maisons concurrentes, et assassinent le marché par des rabais extraordinaires… Là-dessus, c’était fatal, en deux saisons, faillite sur faillite ; les unes après les autres, les compagnies italiennes ferment leurs comptoirs, suspendent leurs paiements, et, du jour au lendemain, je me trouve pris dans la faillite de l’Aratria, qui laisse un passif énorme, cinquante à soixante millions… Ruiné, docteur ! ruiné du jour au lendemain, je le répète, et obligé, à quarante-cinq ans, de recommencer toute ma vie !

Et, en racontant, Carbuccia secouait la tête lamentablement, courbant les épaules, comme si un poids considérable eût pesé sur elles.

— Alors, continua-t-il, j’ai dû me débrouiller comme j’ai pu, et je suis entré dans une maison de bibelots… Je voyage maintenant dans l’Inde pour y chercher les étoffes, les cuivres, en un mot, les différentes curiosités du pays… Mais cela ne va pas ; on ne découvre plus rien, tout est vieux, connu, archi-connu ; et j’ai grand’peur de trouver, en rentrant, ma nouvelle maison en liquidation aussi. Alors, ce sera encore une fois à. recommencer…

À ce point de son récit, Carbuccia s’arrêta, hésitant ; il semblait qu’il avait encore quelque chose à dire, mais qu’il se demandait s’il ne devait point plutôt en rester là…

Je comprenais maintenant les changements physiques survenus chez Carbuccia. Cet homme, que je connaissais matériel avant tout, jouisseur, si on peut se servir de ce terme, s’était écroulé lorsque le côté matériel de la vie, l’argent, lui avait fait défaut ; n’ayant ni famille, ni femme, ni enfants, ni affection quelconque, il errait à présent comme une âme en peine et voyait la misère peut être, l’horrible misère, approcher pour saisir le vieillard. Et voilà, pensais-je, à quelle situation aboutit la vie, lorsque l’on oublie l’âme pour ne penser qu’au corps… J’avoue que j’étais, sinon ému, du moins saisi du spectacle de cet écroulement.

— Ah ! mon cher monsieur Carbuccia, lui dis-je, je vous plains bien sincèrement, et de tout mon cœur…

— Je le sais, docteur, interrompit-il ; et si je me suis laissé aller ainsi devant vous, c’est que vous me connaissez bien, c’est que vous m’avez si bien soigné, et que j’ai pour vous, croyez-le bien, une très grande estime et une très grande sympathie.

— Je comprends maintenant, repris-je, que vous ayez un peu changé ; il y a en effet, de quoi bouleverser un homme ; perdre comme cela d’un coup et fortune et situation, c’est dur !…

— Ah ! interrompit-il encore une fois, mais à demi-voix, et en regardant tout autour de lui de peur que quelqu’un n’entendit… Ah !… s’il n’y avait que cela !…

— Mais qu’y a-t-il donc encore, monsieur Carbuccia ?

Vraiment, je ne comprenais plus.

Il fit un violent effort, releva la tête, passa sa main sur son front comme pour en chasser des idées noires qui l’obsédaient ; puis, il balbutia :

— Non, je n’ai rien dit, je me suis trompé… Pardonnez-moi, docteur, je rêvais… D’ailleurs, fit-il plus lentement et comme repris de la pensée qui le hantait ; d’ailleurs, vous ne comprendriez pas !…

À ce moment, notre conversation fut interrompue ; des gens allaient et venaient sur le pont ; je quittai donc mon homme pour aller inspecter mes passagers, en lui disant :

— À ce soir, monsieur Carbuccia, à ce soir.

L’Anadyr devait précisément partir le soir même, tard, dès que l’on aurait fait le charbon. Un instant encore je pensai à Carbuccia, en le regardant descendre, voûté, par l’échelle des premières. Puis, je repris, comme d’habitude le cours de mes occupations.