Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/674

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comme un tonton, comme une toupie au ronflement gigantesque dominé par le bruit du tambour, le bruissement de la mer et la clameur rauque de toutes les poitrines glapissant à l’unisson : « Gbo, ojagbo, gbo… Ké mi ki… o agbo, bo, gba, gbo, gbo. »

L’hystérie est complète et a traversé ses trois phases classiques : inhibition, catalepsie, somnambulisme.

Voici, enfin, la crise qui arrive, énorme, comme chez les brutes. La danse a tout à coup cessé, comme par enchantement ; le tambour lui aussi s’est tu presque et ne frappe guère plus que par intervalles. Tous les nègres sont tombés par terre et se roulent pris de convulsions : maintenant ils ne crient plus, ils râlent ; ils ne se meuvent plus, ils se contorsionnent, jusqu’à épuisement, quelques-uns jusqu’à la mort.


Ces mêmes choses, nous allons les retrouver en Turquie, avec les derviches tourneurs et hurleurs, et ici encore nous rencontrerons la névrose que nous connaissons bien.

Nous sommes à Péra, dans un faubourg misérable de Kassim-Pacha, planté tout le long d’une colline ombragée et dégringolant jusqu’à la Corne d’Or. Au milieu d’un jardin en friche, le teckké ou mosquée des derviches s’isole, croulant, minable et délabré, formé de quelques galeries en bois. L’intérieur est des plus simples : une salle carrée, blanchie au lait de chaux, dominée sur trois côtés par des tribunes, et dans le milieu, un espace réservé, couvert d’un parquet luisant, protégé par une balustrade. Au fond, en face la porte, la niche d’un mihrab s’encadre de quelques versets du Coran.

De nombreux fidèles attendent déjà, accroupis sur des nattes, et parmi eux des officiers turcs qui égrènent leur chapelet d’ambre jaune.

Les derviches sont entrés à la file, une vingtaine, les pieds nus, la tête basse, les mains croisées sur la poitrine, vêtus d’un ample manteau noir ou bleu sombre, coiffés d’un haut bonnet de feutre brun ressemblant à un pot de fleurs renversé.

Après de longues psalmodies récitées en chœur, ils ont fait trois fois le tour de la salle, marchant à pas saccadés, se retournant et se saluant l’un l’autre, en inclinations profondes, puis baisant au passage la main de leur cheik, un grand vieillard, à barbe blanche, digne et majestueux, qui se tient debout, impassible, surveillant la cérémonie.

Une musique très lente, douce et monotone, a retenti soudain, jouée par un orchestre de flûtes et de tambourins, installée dans les tribunes. Attention, la crise va commencer.

Un instant, comme les nègres de tantôt, les derviches sont restés immobiles, fixes, au port d’armes, obnubilés ; l’inhibition s’est faite, c’est