Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/8

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La fin de la journée s’était écoulée monotone ; peu de passagers avaient paru au dîner du soir, où je n’avais plus revu mon Carbuccia. Vers les huit heures, les mahonnes, bateaux à charbons, avaient accosté le bord, et l’embarquement avait commencé. Moi, pour échapper autant que possible à la poussière, je me réfugiais en ces occasions sur la passerelle, qui est en général élevée au-dessus du pont, où l’on a plus d’air que sous les tentes de l’arrière, et où l’on a de plus le grand avantage d’être seul, et de pouvoir s’étendre à sa guise dans son fauteuil.

J’étais donc sur la passerelle ; il pouvait être environ onze heures, et je rêvais éveillé, essayant, au milieu du bruit affreux, de faire comme tous les soirs la récapitulation mentale des faits de ma journée. Justement, j’en arrivais à l’incident Carbuccia, lorsque mon infirmier parut en haut de l’échelle, me disant :

— Docteur, un passager vous demande ; il m’a dit de vous donner son nom, M. Carbuccia, que vous connaissez, prétend-il…

Je fis un haut-le-corps dans mon fauteuil ; la bizarrerie de la coïncidence me frappa. Décidément, pensai-je, ce Carbuccia me hante aujourd’hui d’une façon singulière.

— Bien, fis-je à l’infirmier, j’y vais.

On a beau faire et beau dire, il y a des choses qui doivent arriver. En vertu de quelle loi, de quelle volonté de la Providence ? Cela est difficile à comprendre et à déterminer. Mais, vraiment, j’étais pour l’instant, à mille lieues de me douter de ce que j’allais apprendre et des conséquences qui allaient en résulter pour moi.

Je me levai et descendis sur le pont et de là dans la batterie, où mon infirmier m’attendait pour m’indiquer le numéro de la cabine occupée par le passager malade : le numéro 27-28. Je m’y rendis immédiatement.

Carbuccia était assis sur la couchette supérieure ; car les cabines de première classe contiennent deux couchettes seulement, superposées l’une sur l’autre. Il faisait dans la cabine une chaleur insupportable, le sabord étant fermé à cause de la poussière ; en embarquait justement le charbon de ce côté-là, et la roulée des morceaux contre la tôle des manches de descente dans les soutes laissait entendre une musique enragée. Carbuccia se tenait la tête des deux mains.

— Ah ! béni soyez-vous, docteur ! s’écria-t-il du plus loin qu’il m’aperçut ; venez à mon secours, ma tête éclate, je suis horriblement énervé…

Et tout à coup il se mit à fondre en larmes.

— Voyons, voyons, monsieur Carbuccia, fis-je ; vous savez bien que c’est le charbon, et puis l’électricité de l’air ; cela fait toujours cet effet-là. Dans une heure, tout sera terminé, nous serons à la mer, on respirera.

Mais lui ne m’écoutait pas ; il pleurait de plus belle, répétant :

— Que je suis donc malheureux ! que je suis donc malheureux !

Décidément, il y avait chez mon Italien quelque chose de grave sous roche et autre chose encore que ce qu’il m’avait dit. Je me demandai rapidement :

— Dois-je comme médecin chercher à savoir, aller plus loin, provoquer des confidences ? ou faut-il simplement passer outre, ordonner un calmant quelconque, et ne plus m’occuper que du malade et non de l’homme ?… Baste, pensai-je, dans quelques jours, il débarquera, et qui sait si, étant donné l’état dans lequel il me paraît, je le reverrai jamais ?…

On eût dit qu’il devinait ce que je roulais dans ma tête ; car, brusquement, il sauta en bas de sa couchette, vint à moi, et, me serrant les mains dans les siennes que je sentis brûlantes :

— Docteur, docteur, balbutia-t-il, ne m’abandonnez pas !… Vous avez toujours été bon pour moi, je n’ai que vous à qui je puisse me confier dans la situation où je me trouve ; je vous dirai tout, mon cœur déborde, j’ai besoin de parler, de m’épancher, de dépeindre à quelqu’un toute l’horreur de ma situation… Voilà