Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/268

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billets pour les remettre à son frère ; mais ses mains tremblaient si fort, il était si ému que le portefeuille lui échappa, et qu’il en sortit le billet de mille livres, la plus terrible et la dernière des pièces accusatrices qui déposaient contre Becky.

Pitt se baissa pour le ramasser, tout étonné de l’importance de la somme.

« Celui-là me regarde, dit Rawdon ; je compte bien loger une balle dans la tête du propriétaire de ce chiffon. »

Il goûtait une joie intérieure en pensant à la satisfaction qu’il aurait à mettre ce billet en guise de bourre par-dessus la balle avec laquelle il voulait tuer le marquis.

Ensuite les deux frères se serrèrent une dernière fois la main et se séparèrent. Lady Jane, ayant appris que le colonel se trouvait dans le cabinet de son mari, attendait dans la pièce voisine l’issue de leur entretien avec la plus vive anxiété. La porte de la salle à manger ayant été laissée entr’ouverte comme par hasard, elle put voir les deux frères sortir du cabinet. À ce moment, elle s’avança, tendit la main à Rawdon, et lui dit que c’était bien à lui de venir leur demander à déjeuner, bien qu’à sa longue barbe, à sa figure bouleversée, aux sombres regards de son ami, elle pût juger que ce n’était point de déjeuner qu’il avait été question entre eux. Rawdon s’excusa sur un engagement antérieur ; il serra fortement la petite main que sa timide belle-sœur lui tendait, et Jane le suivit d’un regard plein de compassion, en voyant à ses traits qu’il s’agissait de quelque grand malheur. Mais il partit sans prononcer un mot, et sir Pitt n’entra avec elle dans aucune explication.

En quittant Great-Gaunt-Street, toujours en proie à la même agitation, Rawdon se dirigea vers Gaunt-House, et fit gémir le lourd marteau qui étale sur la porte cochère sa tête de Méduse ; à ses coups redoublés accourut une espèce de Silène à la face enluminée, à la veste rouge galonnée d’argent, qui remplissait dans l’hôtel les fonctions de portier. Cet homme, épouvanté du désordre qui régnait dans la tenue du colonel, lui barra le passage comme s’il eût craint que cet étrange visiteur ne voulût forcer l’entrée. Mais le colonel lui présenta une de ses cartes, et lui ordonna de la remettre à lord Steyne, en lui faisant remarquer qu’elle portait son adresse et en lui disant qu’il serait toute la journée, à partir d’une heure, à Regent-Club, et que c’était là, et non chez lui, qu’il fallait aller le