Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/124

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Depuis l’enlèvement du jeune ministre de Crawley-la-Reine par mistress Bute (elle appartenait à une bonne famille ; elle était fille de feu le lieutenant-colonel Hector Mac Tavich, avait joué Bute contre sa mère, et avait gagné la partie), cette dame était dans toute sa vie un modèle de sagesse et d’économie ; mais, malgré tous ses efforts, son mari restait toujours avec des dettes. Il lui avait fallu dix ans pour acquitter ses notes de collége, qui remontaient au vivant de son père. En 179., comme il venait de se mettre à jour de son arriéré, il paria de grosses sommes contre Kangourou, qui gagna le prix aux courses de Derby. Le ministre, obligé d’emprunter à de ruineux intérêts, s’était toujours trouvé gêné depuis. Sa sœur, de temps à autre, lui donnait bien une centaine de livres sterling, mais c’était sur sa mort qu’il fondait ses plus belles espérances.

« Il faudra bien que le diable s’en mêle, disait-il, ou Mathilde me laissera au moins la moitié de son argent. »

Le baronnet et son frère avaient donc les meilleures raisons du monde pour être tous deux comme chien et chat ; sir Pitt avait toujours tondu sur Bute dans les transactions de famille ; le jeune Pitt, qui n’avait pas même le mérite d’aimer la chasse, s’était avisé d’élever une chapelle à la barbe de son oncle, enfin Rawdon devait venir en partage dans la succession de miss Crawley. Ces affaires d’argent, ces spéculations sur la vie et la mort inspiraient aux deux frères, l’un pour l’autre, une de ces tendresses comme on en voit dans la Foire aux Vanités. Pour ma part, je ne connais rien comme un billet de banque pour troubler et rompre entre deux frères une affection d’un demi-siècle, et je ne puis me lasser de penser que c’est une belle et admirable chose que l’affection entre gens du monde !

Il n’était pas à supposer que l’arrivée de Rebecca à Crawley-la-Reine et ses progrès successifs dans les bonnes grâces des habitants du lieu passeraient inaperçus pour mistress Bute, qui savait combien un aloyau faisait de jours au château ; combien il y avait de linge sale aux grandes lessives ; combien de pêches sur l’espalier du midi ; combien milady prenait de pilules quand elle était malade ; car en province, pour certaines personnes, ce sont là des matières du plus haut intérêt. Mistress Bute ne pouvait donc laisser arriver l’institutrice au château sans instruire une enquête sur ses