Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/209

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« Eh mais ! Rawdon, c’est le capitaine Dobbin. »

Peut-être Becky était-elle mécontente du nouveau piano que son mari avait loué pour elle ; peut-être les propriétaires de l’instrument l’avaient-ils fait reprendre, refusant un plus gros crédit ; peut-être enfin attachait-elle un prix tout particulier à celui dont elle avait voulu faire l’emplette, se souvenant du temps où elle en avait joué dans la petite chambre de notre chère Amélia Sedley.

La vente avait lieu dans la vieille maison de Russell-Square, où nous avons passé quelques soirées au commencement de ce récit. Le bon vieux John Sedley était ruiné, sa banqueroute affichée à la Bourse, et par suite il avait fallu procéder à son exécution commerciale.

Le sommelier de M. Osborne était venu acheter le fameux vin de Porto, pour le transporter de l’autre côté de la place. Quant à la boîte de petites cuillers de dessert, à la douzaine de couverts artistement travaillés et vendus au poids, trois jeunes agents de change, MM. Dale, Spiggot et Dale de Treadneedle-Street, qui avaient été en rapports d’affaires avec le vieillard et l’avaient trouvé bon et affable comme tous ceux qui traitaient avec lui, envoyèrent à sa demeure actuelle ce petit débris arraché du naufrage, avec leurs compliments pour la bonne mistress Sedley. Pour le piano d’Amélia, comme elle allait en avoir incessamment besoin et que le capitaine Dobbin ne savait pas plus en jouer que danser sur la corde roide, il est probable qu’il n’avait pas fait là une acquisition pour son usage personnel.

Le soir même il fut porté dans une charmante maisonnette de l’une de ces rues baptisées des noms les plus romantiques, où les habitations ressemblent à de petites maisons de poupées, et où, lorsqu’on regarde des fenêtres du premier étage, on a l’air, pour le passant, d’avoir les pieds au rez-de-chaussée. Les arbres des petits jardins qui s’étalent devant la façade de ces demeures sont couverts d’une éternelle végétation de tabliers d’enfant, de petites chaussettes rouges, de bonnets, etc. (Polyandrie, polygynie.) Malheur à l’oreille qui s’aventure dans ces lieux écartés ! elle sera écorchée par les notes aiguës sortant de mauvaises épinettes et du gosier de femmes qui font gémir les échos d’alentour. Tous les soirs on voit les commis de la Cité aller dans ces réduits coquets se reposer des fatigues