Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/231

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Miss Crawley ne pouvait faire un mouvement sans apercevoir les yeux saillants de mistress Bute s’abaissant sur elle avec une immobilité sépulcrale, et ils semblaient briller au milieu des ténèbres, quand elle remuait dans la chambre avec la souplesse et la légèreté d’un chat.

Miss Crawley resta longtemps, bien longtemps dans son lit, et mistress Bute lui lisait des livres de dévotion. Pendant ses longues insomnies, elle n’entendait pour toute distraction que la voix du garde de nuit et les pétillements de sa veilleuse. À minuit, elle recevait la visite de l’apothicaire, qui s’approchait d’elle à pas comptés ; puis il ne lui restait plus qu’à contempler les yeux fantastiques de mistress Bute et les reflets jaunes de la lumière projetée sur le plafond dans une demi-obscurité qui avait quelque chose d’effrayant. Hygie elle-même serait tombée malade avec un tel régime, et à plus forte raison cette vieille femme nerveuse et affaiblie.

Nous avons dit qu’en bonne société, et lorsqu’elle avait toute sa belle humeur, cette vieille dissipée professait, sur la morale et la religion, des idées aussi dégagées de préjugés qu’aurait pu le désirer M. de Voltaire lui-même. Mais, aux premières atteintes de la maladie, cette vieille pécheresse, aussi lâche qu’incrédule, était assaillie par les plus affreuses terreurs de la mort.

« Si seulement mon pauvre mari avait la tête un peu plus solide sur ses épaules, pensait en elle-même mistress Bute Crawley, de quelle utilité ne pourrait-il pas être en ce moment à son infortunée parente ? Il la ferait repentir de ses égarements passés, il la ferait rentrer dans la bonne voie et déshériter cet infâme débauché qui s’est brouillé avec toute sa famille ; il pourrait enfin l’amener aux sentiments qu’elle doit avoir pour mes chères filles et mes deux garçons, qui réclament et méritent à tous égards l’appui qu’ils peuvent trouver dans leurs proches. »

Et, comme la haine du vice est toujours un progrès vers la vertu, mistress Bute Crawley s’efforçait d’inspirer à sa belle-sœur une légitime horreur des innombrables péchés de Rawdon Crawley. Cette charitable dame en présentait un total suffisant pour faire à lui seul condamner tous les jeunes officiers d’un régiment. Qu’un homme fasse un faux pas en ce monde, il ne trouvera point devant le public de censeurs plus inexorables que les membres de sa famille.