Page:Thackeray - La Foire aux vanites 1.djvu/263

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Dobbin venait de passer une heure et plus dans le café, à prendre successivement tous les journaux sans pouvoir venir à bout d’en lire un seul. Il avait plus de vingt fois jeté les yeux sur la pendule, puis dans la rue, où la pluie balayait la chaussée, où les passants faisaient retentir le pavé sous leurs socques, où leurs ombres mouvantes miroitaient en longs reflets sur les dalles humides. Tantôt il battait le rappel sur la table, puis rongeait ses ongles jusqu’à la racine, ce qui ajoutait à la beauté de ses mains monumentales ; ensuite il mettait en équilibre sur le pot au lait une petite cuiller, et la poussait avec une pichenette, etc., etc.… L’impatience de son esprit se faisait jour dans ses moindres gestes et le portait à ces déplorables distractions qui sont le suprême recours d’un esprit en proie à toutes les anxiétés de l’attente.

Quelques camarades du régiment, habitués de ce café, le plaisantaient sur l’élégance de son costume et sur la surexcitation fébrile de ses nerfs. On lui demandait si, par hasard, il n’allait pas se marier ? Dobbin riait du bout des lèvres et promettait à son ami, le major Wagstaff, de lui envoyer un morceau de gâteau aussitôt après la cérémonie. Enfin arriva le capitaine Osborne en grande tenue, comme nous l’avons dit, mais très-pâle et très-agité. Il essuya avec son foulard des Indes sa figure décomposée où perlait la sueur, et une forte odeur d’eau de Cologne se répandit dans toute la pièce. George serra ensuite la main de Dobbin, regarda à la pendule, dit à John le garçon de lui apporter du curaçao, dont il avala deux verres avec une précipitation fébrile, et son ami lui demanda comment il se portait.

« Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, Dob, dit celui-ci ; j’ai eu le frisson et un mal de tête épouvantable. Levé à neuf heures, je suis sorti pour prendre un bain. C’est tout comme le jour où je me suis rendu sur le terrain avec Rocket, à Québec, si vous vous en souvenez, Dobbin.

— Je crois bien, répondit William, mes diables de nerfs me tiraillaient encore plus que vous ce matin-là ; car même vous avez joliment mangé, sans reproche. Puisque cela vous a si bien réussi, recommencez, aujourd’hui.

— Vous êtes toujours bon et prévenant, Will. Je veux boire à votre santé, mon vieux, et au diable la…

— Non, non, deux verres c’est assez, fit Dobbin en l’arrê-