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Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/108

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On ne saurait supposer que, pour une personne de ma sorte, il fût agréable de me morfondre dans les antichambres, à écouter la conversation des laquais et des parasites. Mais ce n’était pas plus dégradant que la caserne, dont je n’ai pas besoin de dire que j’étais complètement dégoûté. Mes protestations d’amour pour l’armée avaient toutes pour but de jeter de la poudre aux yeux de mon patron. J’aspirais à sortir d’esclavage. Je savais que j’étais né pour faire figure dans le monde. Si j’avais été un des hommes de la garnison de Neiss, je me serais battu pour ma liberté à côté du vaillant Français ; mais ici ce n’était que par artifice que je pouvais atteindre mon but, et n’étais-je pas justifié d’user de ruse ? Mon plan était celui-ci : « Je puis me rendre si nécessaire à M. de Potzdorff, qu’il m’obtiendra ma liberté. Une fois libre, avec ma belle tournure et ma bonne famille, je ferai ce qu’ont fait avant moi dix mille gentilshommes irlandais ; j’épouserai une femme riche et de qualité. » Et la preuve que j’étais, sinon désintéressé, du moins conduit par une noble ambition, est celle-ci : il y avait à Berlin une grasse veuve d’épicier, avec six cents thalers de rente, et un bon commerce, qui me donna à entendre qu’elle me rachèterait si je voulais l’épouser ; mais je lui dis franchement que je n’étais pas né pour être épicier, et perdis de gaieté de cœur une chance de liberté qu’elle m’offrait.

Et j’étais reconnaissant envers mes patrons, plus reconnaissant qu’ils ne l’étaient envers moi. Le capitaine était endetté, et avait affaire aux juifs, à qui il faisait des billets payables à la mort de son oncle. Le vieux Herr von Potzdorff, voyant la confiance que son neveu avait en moi, essaya de me corrompre pour savoir quelle était la position réelle du jeune homme. Mais qu’est-ce que-je fis ? J’informai du fait M. Georges von Potzdorff ; et nous dressâmes, de concert, une liste de petites dettes, si modestes qu’elles apaisèrent le vieil oncle au lieu de l’irriter, et qu’il les paya, heureux d’en être quitte à si bon marché.

Et je fus joliment récompensé de ma fidélité. Un matin, le vieux gentilhomme, étant enfermé avec son neveu (il avait coutume de venir aux informations sur ce que faisaient les jeunes officiers du régiment ; si celui-ci ou celui-là jouait ; qui avait une intrigue, et avec qui ; qui était au Ridotto telle soirée ; qui avait des dettes, et qui n’en avait pas : car le roi aimait à connaître les affaires de chaque officier de son armée), je fus envoyé avec une lettre au marquis d’Argens (qui, plus tard, épousa Mlle Cochois, l’actrice), et rencontrant le marquis à quelques pas de là dans la rue, je rendis mon message, et revins chez le