Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/135

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compliment (telle était la moralité de l’époque) d’être appelée la Dubarry du Nord. Il s’était marié très-jeune, et son fils, le prince héréditaire, était, on peut le dire, le souverain réel de l’État, car le duc régnant avait plus de goût pour le plaisir que pour la politique, et aimait infiniment mieux causer avec son grand veneur ou le directeur de son Opéra, qu’avec des ministres et des ambassadeurs.

Le prince héréditaire, que je nommerai le prince Victor, avait un caractère tout différent de celui de son auguste père. Il avait fait la guerre de la succession et celle de Sept ans avec beaucoup d’honneur au service de l’impératrice, était d’une humeur sévère, paraissait rarement à la cour, excepté quand le cérémonial l’y appelait, et vivait presque seul dans son aile du palais, où il se consacrait aux études les plus graves, étant grand astronome et chimiste. Il avait la fureur, si commune alors en Europe, de courir après la pierre philosophale ; et mon oncle regrettait souvent de n’avoir aucune teinture de chimie, comme Balsamo (qui avait pris le nom de Cagliostro), Saint-Germain et autres individus, qui avaient obtenu de très-grosses sommes du duc Victor, en l’aidant dans sa recherche du grand secret. Ses amusements étaient de chasser et de passer des revues ; sans lui et sans l’assistance qu’il prêtait à son bonhomme de père, l’armée aurait joué aux cartes toute la journée ; et ainsi il était bien que le soin de gouverner fût laissé à ce prudent prince.

Le duc Victor avait cinquante ans, et sa femme, la princesse Olivia, en avait à peine vingt-trois. Ils étaient mariés depuis sept ans, et, dans les premières années de leur union, la princesse lui avait donné un fils et une fille. La sévérité de mœurs et de manières, l’air sombre et gauche du mari, étaient peu faits pour plaire à la brillante et séduisante jeune femme, qui avait été élevée dans le Midi (elle était de la maison ducale de S……),  qui avait passé deux ans à Paris sous la tutelle de Mesdames, filles de Sa Majesté Très-Chrétienne, et qui était l’âme et la vie de la cour de X…, la gaieté en personne, l’idole de son auguste beau-père et même de toute la cour. Elle n’était pas belle, mais charmante ; pas spirituelle, mais charmante encore dans sa conversation comme dans sa personne. Elle était prodigue au delà de toute mesure ; si fausse, que vous ne pouviez vous fier à elle ; mais ses faiblesses mêmes étaient plus attrayantes que les vertus des autres femmes, son égoïsme plus ravissant que la générosité des autres. Je n’ai jamais connu de femme que ses défauts aient rendue si séduisante. Elle ruinait les gens, et cependant ils l’aimaient tous. Mon vieil oncle l’a vue tricher à l’hombre, et lui a