Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/235

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de coutume, et jura que je n’avais pas le droit de toucher à une branche de ces arbres ; mais ils n’en tombèrent pas moins, et je chargeai ma mère de racheter les anciennes terres de Ballybarry et Barryogue, qui avaient jadis fait partie des immenses possessions de ma maison. Ces terres, elle les racheta avec une prudence parfaite et une joie extrême ; car son cœur se réjouissait de l’idée qu’il m’était né un fils et que j’étais puissamment riche.

Pour dire la vérité, maintenant que je vivais dans une sphère toute différente de la sienne, j’avais passablement peur qu’elle ne vînt me rendre visite, et étonner mes amis anglais de sa forfanterie et de son brogue[1], de son rouge et de ses vieux paniers et falbalas du temps de George II, sous lesquels elle avait avantageusement figuré dans sa jeunesse, et qu’elle croyait encore pleinement être l’apogée de la mode. Je lui écrivis donc pour retarder sa visite, lui demandant de venir quand l’aile gauche du château serait achevée, ou que les écuries seraient bâties, etc. Il n’était pas besoin de cette précaution. « Je comprends à demi-mot, Redmond, me répondit la vieille dame. Je ne veux pas vous déranger, au milieu de vos gros messieurs anglais, avec mes manières irlandaises passées de mode. C’est un bonheur pour moi de penser que mon garçon chéri a obtenu la position que je savais bien lui être due, et en vue de laquelle je me suis privée pour lui donner une éducation qui l’y rendît propre. Il faut m’amener le petit Bryan un de ces jours, afin que sa grand’mère l’embrasse. Présentez ma respectueuse bénédiction à milady sa maman. Dites-lui qu’elle a dans son mari un trésor qu’elle n’aurait pas eu, eût-elle épousé un duc, et que les Barry et les Brady, quoique sans titres, ont le meilleur sang dans les veines. Je n’aurai pas de repos que je ne vous aie vu comte de Ballybarry, et mon petit-fils lord vicomte de Barryogue. »

La singulière chose que ces mêmes idées vinssent à l’esprit de ma mère et au mien ! Les mêmes titres auxquels elle s’était arrêtée avaient été aussi (assez naturellement) choisis par moi ; et je ne ferai pas difficulté d’avouer que j’avais rempli une douzaine de feuilles de papier avec ma signature, sous les noms de Ballybarry et de Barryogue, et avais résolu, avec mon impétuosité naturelle, d’en arriver à mes fins. Ma mère alla s’établir à Ballybarry, vivant chez le prêtre en attendant qu’on pût y élever une habitation, et datant de Ballybarry-Castle, que, vous le pensez bien, je ne donnai pas pour un endroit de mince importance. J’avais un plan de cette terre dans mon cabinet,

  1. Patois.