Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/271

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que j’aurais un nom excellent et une haute réputation, en Irlande du moins, où ma libéralité fut sans bornes, et où la splendeur de ma maison et de mes fêtes n’était égalée par aucun autre seigneur de mon temps. Tant que dura ma magnificence, tout le pays fut libre de la partager ; j’avais dans mes écuries assez de chevaux de chasse pour monter un régiment de dragons, et des tonneaux de vin de quoi griser des comtés entiers pendant des années. Castle-Lyndon était devenu le quartier général d’une foule de gentilshommes besoigneux, et je n’allais jamais à la chasse sans avoir une douzaine de jeunes gens des meilleures familles du pays pour écuyers et veneurs. Mon fils, le petit Castle-Lyndon, était un prince ; son éducation et ses manières, si jeune qu’il fût, étaient dignes des deux nobles familles dont il descendait, et je ne sais pas quelles espérances je ne fondais pas sur cet enfant, quelles idées je ne me faisais pas de ses succès futurs et de la figure qu’il ferait dans le monde. Mais le cruel destin avait décidé que je ne laisserais personne de ma race après moi, et arrêté que je finirais ma carrière telle que je la vois près de se fermer, pauvre, solitaire, sans enfant. Je puis avoir eu des défauts, mais personne n’osera dire de moi que je ne fus pas un bon et tendre père. J’aimais cet enfant passionnément, peut-être avec une aveugle partialité ; je ne lui refusais rien ; avec joie, avec joie, je le jure, je serais mort pour détourner de lui cette fin prématurée. Je ne crois pas qu’il se soit passé un jour depuis que je l’ai perdu sans que sa radieuse face et son joli sourire m’aient apparu du haut des cieux où il est, et sans que mon cœur se soit élancé vers lui. Ce cher enfant me fut enlevé à l’âge de neuf ans, en pleine beauté, en pleines promesses, et son souvenir s’est gravé si fortement dans mon âme, que je n’ai jamais pu l’oublier ; sa petite ombre revient la nuit à mon chevet sans repos et solitaire ; maintes fois, au milieu de la plus ardente, de la plus folle compagnie, quand la bouteille circule et que retentissent les chansons et les éclats de rire, je pense à lui. J’ai en ce moment même une boucle de ses doux cheveux bruns suspendue à mon cou ; elle m’accompagnera à l’humiliante fosse du pauvre, où bientôt, sans doute, seront déposés les vieux os usés de Barry Lyndon.

Mon Bryan était un garçon d’une énergie étonnante (et en effet, venant d’une telle souche, pouvait-il être autrement ?), impatient de mon autorité même, contre laquelle il arrivait souvent au cher petit vaurien de se révolter vaillamment, et à plus forte raison de celle de sa mère et des femmes dont les tentatives de contrôle ne lui inspiraient que rire et mépris. Ma propre mère