Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/56

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imaginer que l’héritier du château de Fitzsimonsburgh, comté de Donegal, n’était pas encore réconcilié avec ses riches parents ; et, si j’avais été Anglais, il est probable que mes soupçons et ma méfiance se seraient éveillés immédiatement ; mais, comme le lecteur le sait peut-être, nous ne sommes pas si difficiles en Irlande qu’on l’est dans ce pays formaliste. Le désordre de ma chambre à coucher ne me frappa donc pas tant ; car les fenêtres n’étaient-elles pas toutes brisées et bourrées de chiffons à Castle Brady même, ce superbe manoir de mon oncle ? S’y trouvait-il une serrure aux portes, ou un bouton à la serrure, ou un crochet pour les attacher ? Aussi, quoique ma chambre à coucher présentât ces inconvénients, et quelques autres encore ; quoique ma courte-pointe fût évidemment une robe de brocart toute graissée de mistress Fitzsimons, et que mon miroir cassé ne fût pas plus grand qu’une demi-couronne, cependant j’étais accoutumé à ces sortes de choses dans les maisons irlandaises, et je me croyais toujours dans celle d’un homme de qualité. Il n’y avait pas de serrure aux tiroirs, qui, lorsqu’ils s’ouvraient, étaient pleins des pots de rouge, des souliers, des corsets et des chiffons de mon hôtesse ; en sorte que je laissai ma garde-robe dans ma valise ; mais j’étalai mes objets de toilette en argent sur la nappe en lambeaux qui couvrait la commode, où ils avaient une mine admirable.

Quand Sullivan parut le matin, je lui demandai des nouvelles de ma jument, qu’il m’assura être en bonne santé ; je lui dis alors d’un ton digne de m’apporter de l’eau chaude pour ma barbe.

« De l’eau chaude pour votre barbe ? » dit-il en éclatant de rire, et, je l’avoue, non sans raison. « Est-ce vous que vous allez raser ? dit-il ; et peut-être bien qu’en vous apportant l’eau, je dois vous apporter aussi le chat, et que c’est lui que vous raserez ? »

Je lançai une botte à la tête du drôle en réponse à son impertinence, et je fus bientôt au parloir, où mes amis m’attendaient pour déjeuner. J’eus un accueil cordial, et la même nappe qui avait servi la veille, comme je le reconnus à la marque noire qu’avait laissée le plat de côtelettes, et à la tache faite par le pot de porter.

Mon hôte me fit beaucoup d’amitié ; mistress Fitzsimons dit que je figurerais merveilleusement au parc du Phœnix ; et vraiment, sans vanité, je puis dire de moi-même qu’il y avait à Dublin des gens de moins bonne mine. Je n’avais pas la puissante poitrine et les proportions musculaires que j’ai eues depuis (pour les échanger, hélas ! contre des jambes goutteuses et