Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/64

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parlait, il saisit soudain mon pot de grog et le vida au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

« Si vous voulez le vexer, demandez-y des nouvelles de sa femme la blanchisseuse, qui le bat, me souffla à l’oreille un autre digne personnage, un porteur de torches retiré, qui, dégoûté de sa profession, avait adopté la vie militaire.

— Est-ce une serviette blanchie par votre femme, monsieur Toole ? dis-je. J’entends dire qu’elle en avait une avec laquelle elle vous frottait souvent le visage.

— Demandez-y pourquoi il n’a pas voulu la voir hier, quand elle est venue à bord, » continua le porteur de torches.

Et je lui fis plusieurs mauvaises plaisanteries sur les savons qu’elle lui donnait, et la manière dont elle lui lavait la tête, qui mirent notre homme en fureur, et réussirent à provoquer une querelle entre nous. Nous l’aurions vidée sur-le-champ ; mais une couple de soldats de marine qui, tout en riant de nous entendre, montaient la garde à la porte, de crainte que le repentir de notre marché ne nous donnât l’envie de nous échapper, s’avancèrent et s’interposèrent entre nous la baïonnette au bout du fusil ; et le sergent, descendant de l’échelle et informé de la dispute, daigna dire que nous pouvions nous battre des poings si nous voulions, et que le gaillard d’avant serait à notre disposition pour cela. Mais l’usage des poings, comme le disait cet Anglais, n’était pas général alors en Irlande ; et il fut convenu que nous aurions une paire de gourdins, avec l’un desquels j’expédiai mon homme en quatre minutes, lui assénant sur son stupide crâne un coup qui l’étendit sans vie sur le pont, sans en avoir reçu moi-même aucun de conséquence.

Cette victoire sur le coq de ce vil fumier me valut la considération des misérables dont je faisais partie, et servit à remonter mes esprits qui, sans cela, s’affaissaient ; et ma position devint bientôt plus supportable par l’arrivée à bord d’un ancien ami. Ce n’était autre que mon second dans le fatal duel qui m’avait lancé de si bonne heure dans le monde, le capitaine Fagan. Il y avait un jeune seigneur qui avait une compagnie dans notre régiment (les fantassins de Gale), et qui, préférant les plaisirs du Mail et des clubs aux dangers d’une rude campagne, avait fourni à Fagan l’occasion d’un échange qu’il avait été heureux de faire, n’ayant point d’autre fortune que son épée. Le sergent nous faisait faire l’exercice sur le pont, en vue des officiers et soldats de marine qui nous regardaient en riant, lorsqu’un bateau arriva du rivage amenant notre capitaine à bord, et, quoique j’eusse tressailli et rougi lorsqu’il reconnut un