mieux là que sous une odieuse tente avec un tas de soldats ivres, ou à faire des rondes de nuit, ou à me lever longtemps avant le jour pour aller à l’exercice.
Le délire de M. Fakenham me fit naître une idée, et je me déterminai sur-le-champ à devenir fou. Il y avait à Brady’s Town un pauvre fou nommé Billy, dont j’avais souvent contrefait les extravagances quand j’étais enfant, et je me remis à le copier. Le soir même je débutai par Lischen, que j’embrassai avec un glapissement et un éclat de rire qui faillit à elle-même lui faire perdre l’esprit, et chaque fois que quelqu’un entrait, j’étais en délire. Le coup que j’avais reçu à la tête m’avait détraqué la cervelle ; le docteur était tout prêt à l’affirmer. Une nuit, je lui dis tout bas que j’étais Jules César, et qu’il était ma fiancée, la reine Cléopâtre, ce qui le convainquit de ma démence. Le fait est que si Sa Majesté ressemblait à mon Esculape, elle devait avoir une barbe carotte, chose rare en Égypte.
Un mouvement des Français nous fit avancer rapidement de notre côté. La ville fut évacuée, excepté par quelques troupes prussiennes, dont les chirurgiens devaient visiter les blessés restés sur les lieux ; et, quand nous serions guéris, nous devions être dirigés sur nos régiments. Je résolus de ne plus rejoindre le mien. Mon intention était de gagner la Hollande, qui était presque l’unique pays neutre en Europe à cette époque, et de là de passer en Angleterre, de façon ou d’autre, et de rentrer dans ma chère vieille Brady’s Town.
Si M. Fakenham vit encore, je lui dois des excuses pour ma conduite a son égard. Il était fort riche ; il m’avait traité fort mal. Je trouvai moyen de faire partir en l’effrayant son domestique, qui était venu le soigner après l’affaire de Warburg, et, à dater de ce moment, je consentis quelquefois à servir le malade, qui me traitait toujours avec dédain ; mais mon but était de l’isoler, et je supportais sa brutalité avec beaucoup de politesse et de douceur, méditant dans mon esprit de lui tenir amplement compte de toutes les faveurs dont il me comblait. Et je n’étais pas la seule personne de la maison avec qui le digne gentilhomme fût incivil. Il faisait aller et venir la jolie Lischen, la courtisait avec impertinence, dénigrait ses soupes, cherchait querelle à ses omelettes, et se plaignait de l’argent qu’on dépensait pour son entretien, si bien que notre hôtesse le détestait autant que, sans vanité, elle avait d’estime pour moi.
Car, s’il faut dire la vérité, je lui avais fait vivement la cour pendant que j’étais sous son toit, comme c’est toujours mon usage avec les femmes, quel que soit leur âge ou leur beauté.