Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/80

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tantôt sous celle d’un officier prussien, avec lequel parfois mon compagnon échangeait des signes de reconnaissance.

« Il m’est pénible, dit-il, d’être obligé de frayer avec de tels misérables ; mais les dures nécessités de la guerre exigent continuellement des hommes, et de là ces recruteurs que vous voyez trafiquer de chair humaine. Ils ont vingt-cinq dollars de notre gouvernement par chaque homme qu’ils amènent. Pour de beaux hommes, pour des hommes tels que vous, ajouta-t-il en riant, nous irions jusqu’à cent. Du temps de l’ancien roi, nous en aurions donné de vous jusqu’à mille, quand il avait son régiment de géants que le roi actuel a licencié.

— J’en ai connu un, dis-je, qui servait avec vous : nous l’appelions Morgan Prusse.

— En vérité ? Et qui était ce Morgan Prusse ?

— Un de nos grands grenadiers, qui fut happé de façon ou d’autre dans le Hanovre par quelqu’un de vos recruteurs.

— Les gredins ! dit mon ami ; et ils osèrent prendre un Anglais ?

— Ma foi ! c’était un Irlandais, et beaucoup trop retors pour eux, comme vous allez voir. Morgan fut donc pris et enrôlé dans la garde géante, et il était presque le plus énorme de tous les colosses qui étaient là. Plusieurs de ces monstrueux hommes se plaignaient de leur vie, et de la bastonnade, et de la longueur des exercices et de l’exiguïté de leur paye ; mais Morgan n’était point un de ces grognards. « Il vaut bien mieux, disait-il, engraisser ici, à Berlin, que de mourir de faim, en haillons, dans le Tipperary. »

— Où est le Tipperary ? demanda mon compagnon.

— C’est précisément la question que firent les amis de Morgan. C’est un beau district de l’Irlande, dont la capitale est la magnifique cité de Clonmel, une cité, permettez-moi de vous le dire, qui ne le cède qu’à Dublin et à Londres, et bien plus somptueuse qu’aucune ville du continent. Morgan dit donc qu’il était né près de cette cité, et que la seule chose qui le rendît malheureux, c’était la pensée que ses frères mouraient encore de faim au pays, lorsqu’ils pourraient être tellement mieux au service de Sa Majesté.

« Ma foi, dit Morgan au sergent à qui il donnait ce renseignement, c’est mon frère Bin qui ferait un beau sergent des gardes, mais tout à fait !

« — Bin est-il aussi grand que vous ? demanda le sergent.

« — Aussi grand que moi, vous dites ? Eh mais, mon homme, je suis le plus petit de la famille. Il y en a six autres, mais Bin est le plus fort de tous. Ah ! mais le plus fort de beaucoup.