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Faute peut-être d’avocats littéraires, la prophétie d’Isaac Péreire dans le Globe de 1831 : « Le nom de Saint-Simon retentira bientôt sur toute la surface de la terre », ne s’est pas réalisée. Mais la surface de la terre aujourd’hui ne s’explique pas sans une référence à un saint-simonisme latent. C’est dans l’industrie, dans les entreprises égyptiennes, (le canal de Suez est une idée saint-simonienne), dans l’économie politique, dans la banque que le saint-simonisme a porté ses fruits. Et l’on notera comme un fait qui importe aux lettres ceci : le saint-simonisne est le premier mouvement intellectuel auquel participent activement les Juifs autochtones, que la Révolution venait de faire entrer dans la communauté française. Les deux frères Rodrigues furent les disciples les plus dévoués de Saint-Simon. Également de son entourage vinrent les Péreire, qui restèrent toujours, qui sont encore, comme on dit, des personnalités saint-simoniennes. Le positivisme, qui n’est originellement qu’une dissidence, ou une sorte, de saint-simonisme, et qui en conserve l’essentiel, a gardé plus rigoureusement que lui le contact avec les formes pures de l’intelligence. Mais tout cela ne peut guère s’exprimer que sur le plan religieux et le plan économique, très peu sur le plan littéraire.
Fourier.
Le plan littéraire est apparemment aussi étranger au génie de Fourier ; c’était un employé de commerce très instruit, et qui avait même la vocation de l’épicerie, commerce décrié par le romantisme bien à tort, car il exige (ou exigeait alors) des qualités de méthode, de déclassement, d’ingéniosité, de psychologie, qu’un Balzac savait apprécier. Héritier de quarante mille livres, Fourier allait devenir un grand épicier quand la Révolution le ruina, faillit le guillotiner et l’obligea (il avait vingt ans en 1792) à deux ans de service comme chasseur à cheval. Il avait toujours aimé écrire, et comme Joseph Prudhomme n’admirait rien tant que la lettre moulée. Le génie qu’il avait cultivé dans l’épicerie était celui de la psychologie du commerce ou de l’échange. Se voyant compter en 1798 quatorze sous dans un restaurant une pomme qu’on vendait deux liards dans la rue, il en tira une psychologie et une critique du mercantilisme telle, qu’il y eut (pour lui du moins) la pomme de Fourier comme il y avait eu la