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exécrable, s’excusait en disant qu’elle était nécessaire aux épisodes suivants, avec lesquels on verrait ce qu’on verrait. Ensuite le poème trouva des admirateurs, qui presque le découvrirent, et d’abord le chef même de la réaction anti-lamartinienne, Leconte de Lisle, qui y voit le chef-d’œuvre du poète. Et peu s’en faut que ne soient de cet avis aujourd’hui ceux qu’on pourrait appeler les lamartiniens d’extrême-gauche. Des lecteurs considérables préfèrent la Chute à Jocelyn et son reclassement par la critique, depuis 1890, reste un fait acquis.

Il faut admirer la grandeur du mythe, la force et le poids des idées. Cédar, l’ange tombé par amour, mais qui pourrait dire comme le théologien : « Mon amour c’est mon poids » réalise une idée de l’homme, celle qui circule à travers la poésie et la vie de Lamartine, et qu’il lui importait d’exprimer une fois dans sa totalité. Cette idée il ne l’a pensée religieusement que pendant son voyage dans la terre mère des religions. Devant les pierres de Balbek, il y a ajouté la vision d’une humanité matérialiste, maîtresse des forces de la nature et qui ne s’en sert que pour opprimer et jouir. Quelques salutaires persécutés, gardiens des fragments d’un livre révélé, maintiennent dans l’ombre un royaume de Dieu. Ces fragments du Livre primitif sont un chef-d’œuvre de poésie gnomique, forte, simple, classique, d’une pureté et d’un poids, d’une perfection de style inégalés ailleurs par Lamartine. Mais le chœur célèbre des Cèdres du Liban n’est qu’une Harmonie, inférieure à d’autres.

La Chute et non les Martyrs, voilà l’épopée exactement préparée et annoncée par le Génie du Christianisme. Le thème est celui de la religiosité romantique, la lutte contre l’esprit du XVIIIe siècle, sous sa double apparence : l’Encyclopédie et la sensualité. L’encyclopédie : la domination de la nature par l’homme sans maîtrise correspondante de l’homme sur sa nature ne peut qu’engendrer une culture monstrueuse, et le mythe de la Chute a posé dès 1838 les problèmes angoissants devant lesquels l’Europe s’interroge aujourd’hui. La sensualité : on s’est étonné, du tableau factice, naïf et tératologique que fait Lamartine de la vie luxurieuse de ces maîtres de la nature. Il l’a prise simplement dans le Cloaque Maxime