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le Satan sauvé qu’il projetait. Hugo l’a fait à sa place dans la Fin de Satan.

Les sentiments et les idées :
La Condition humaine
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La poésie de Vigny est gouvernée par une idée, que confirme le Journal d’un Poète : la rupture entre l’homme et le créateur, le refus d’admettre le monde, la nature, Dieu même, comme ils sont. Eloa peut paraître d’abord un conte inspiré des Amours des Anges de Moore, et dont la célébrité viendrait de la richesse de sa poésie, de la beauté des comparaisons, de l’attaque et de la suite des tirades, de la fluidité et de la spiritualité de quelques vers immortels. Mais par delà ces biens poétiques, il y a autre chose : à savoir que la poésie de Vigny est du parti d’Eloa, que cette poésie est une éternelle Eloa. Le Déluge, la Fille de Jephté, disent le même sacrifice de l’innocence. Surtout les poèmes des Destinées, publiés en partie en 1843 et 1844, reprennent, avec une maturité, une concentration, un éclat et un poids encore plus forts le thème éternel. Les tercets des Destinées, La Maison du Berger, la Mort du Loup, le Mont des Oliviers sont un quadruple refus de la nécessité, de la nature, de la plainte et de Dieu.

Ils sont devenus les poèmes les plus durablement lumineux, les étoiles fixes de notre poésie. Ils ne le doivent pas à la pureté de leur langue, souvent incertaine, mais bien d’abord à celle des vers extraordinaires, qui pendent çà et là en grappes de Chanaan. Ensuite à leurs profondes racines dans un cœur d’homme : les deux apologies pour le silence, la Mort du Loup et le Mont des Oliviers, sont vraiment un testament du poète, qui a su lui-même se taire, maintenir derrière les barrages de granit la vie intérieure attestée par le Journal. Enfin, à leur passage de l’homme à l’homme par la voie royale, celle du mythe et du symbole.

La Maison du Berger, dont les strophes s’épaississent comme une futaie, n’est pas seulement un symbole, mais une architecture de symboles. Ses trois parties suscitent trois couples d’oppositions : le chemin de fer social et la maison du berger de l’individu — la politique et la poésie — la nature et la femme. Devant la société, la politique et la nature, le silence. Mais aux êtres, à la poésie, à la femme, la ten-