Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

VIII
STENDHAL
Isolement littéraire
de Stendhal
.
Avoir juste vingt ans quand le Génie du Christianisme vient de paraître, et que Delphine est dans sa fleur et son prestige, cela met un jeune écrivain dans une génération qui compte, dans une sensibilité qui se forme, dans l’armée romantique qu’éveille la diane. Mais l’élan de la littérature française procède par oppositions. Ce qui est aussi important et aussi beau c’est, à vingt ans, de tenir le Génie pour de l’hébreu, les productions de Germaine Necker pour du suisse, de jouer sa vie et son goût sur un tout autre tableau, de maintenir avec une indépendance révolutionnaire la sensibilité du XVIIIe siècle, de dire non aux phrases et oui à l’analyse. Et ce rôle est alors ingrat. La phrase, en ce matin du siècle, monte à l’horizon, la phrase écrite avec Chateaubriand, la phrase parlée avec Mme de Staël. Elle contient la poésie comme les mers la vie, et le romantisme poète va naître du romantisme éloquent. Le public se raréfie pour l’analyste anti-phraseur, anti-phrasiste qui n’a pour lui ni la jeunesse ni les femmes. Telle est la destinée de Stendhal. « S’il entre, je sors » disait à l’Académie, Royer-Collard au sujet d’un mot qu’il ne voulait pas admettre dans le dictionnaire. « Quand la phrase sortira, j’entrerai », a pensé Stendhal, sachant bien qu’elle mettrait longtemps à s’en aller — vers 1885, croyait-il. Elle n’est jamais partie, mais Stendhal est entré. La phrase et l’analyse, ces deux puissants dieux, ont fini par être également servis et parfois par les mêmes fidèles, comme Taine et ses disciples.