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tiques. Et Colomba est un chef-d’œuvre de narration, de technique, de conquête absolue du lecteur sans moyens excessifs. Sans moyens excessifs ! En 1840 ! Trois ans avant Lucrèce déjà, on pressentait le classique qui revenait. Colomba était le roman d’une île, comme Paul et Virginie. Et le roman de l’île de Napoléon, l’année du retour des Cendres. Une histoire d’Anglais en voyage lui donnait le cadre d’ironie qui contribuait le mieux à la retenir le plus en deçà possible de l’emphase romantique. On avait affaire à un auteur bien élevé, qui, au contraire de Balzac et de Stendhal, savait éviter au lecteur le moindre moment d’ennui.

À Colomba nous ne connaissons aujourd’hui qu’un défaut, un beau défaut : c’est d’avoir duré. On a contesté la vérité du détail et des mœurs. Mais ce n’est point de ne pas ressembler à la vraie Corse, dont il ne nous soucie pas, que nous lui faisons grief. C’est de trop ressembler à la Corse de Colomba, vraie ou fausse, en tout cas devenue lieu commun. Nous y voyons le type des livres trop parfaits, devenus exemplaires, dont l’interprétation et l’éclairage ne se renouvellent plus : le contraire même de la Chartreuse de Parme, qui un an auparavant n’avait pas eu de succès.

Nous retrouvons ici la distance entre Stendhal et Mérimée. Stendhal a, moins que Mérimée, travaillé dans la perfection. Mais d’abord il a fait des romans, et il y a, du roman à la nouvelle, la différence de ce qui est un monde à ce qui est dans le monde. Et puis il règne, tandis que Mérimée est resté sur les marches du trône. On est stendhalien : c’est une nationalité reconnue, et qui figure sur les passeports. On n’est pas mériméen. Mérimée nous contraint à l’admirer, mais nous invite à le classer. L’exilé de Guernesey a joué au courtisan de Compiègne le mauvais tour de refaire l’Enlèvement de la Redoute dans le Cimetière d’Eylau. Il l’a écrasé sous la charge des quatre-vingts escadrons. Que voulez-vous que nous y fassions ? Il y a la prose, mais il y a la poésie. Colomba c’est l’île incomparable, mais prenons le bateau et nous arrivons à la Chartreuse de Parme et la Chartreuse c’est le continent et le continent c’est l’Italie. Le nom de Mérimée nous évoque en même temps la rare qualité du contenu et la proche présence des limites.