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géographie routière dans les autres dimensions. Stendhal l’avait peut-être précédé dans son intuition et du couple et de la circulation Paris-province. Mais il ne l’a pas précédé dans sa matérialité, sa géologie, son écriture aussi bien de la province française que de Paris. La province de Balzac, le Paris de Balzac, de quel poids ces mots restent-ils substantiels aujourd’hui !

La Comédie Humaine
est un jugement
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Cette présentation de la Comédie Humaine comme d’une expression d’un pays et d’un siècle reste d’ailleurs partielle. L’essentiel de cette œuvre est d’être humaine, de représenter, comme le dit Taine « avec Shakespeare et Saint-Simon le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine ». Mais on se tromperait encore beaucoup si l’on ne voyait dans la Comédie Humaine que document humain. Comme la Divine Comédie elle est un jugement. Elle a comme la Divine Comédie, son Enfer, son Purgatoire et son Paradis, soit les passions matérielles, l’épuration morale, la spécialité spirituelle. Il y a peu de personnages de Balzac qu’on ne puisse ranger dans l’un de ces trois étages.

Ainsi Pierrette et les Illusions perdues sont en partie des romans sur la formation des cadres. Ils servent au moins autant que Z. Marcas (qui semblait à Gambetta et à ses amis prophétiser les « nouvelles couches » du discours de Grenoble) à éclairer la formation de ce personnel des intérêts, des légistes, des « tarets » triomphants, qui se trouvera à pied d’œuvre après 1830 pour Cointet, des Illusions, futur ministre du commerce, et pour Petit-Claud, d’Angoulême, qui deviendra « le rival du fameux Vinet de Provins et de Perrette ». La fortune de Vinet qui s’est élevée sur le martyre de l’orpheline Pierrette, prend dans Balzac, une force extraordinaire de symbole, et le mot qui termine Pierrette n’est pas une clause de style ou une conclusion banale : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas ». On ne peut pas dire que, malgré les refontes successives de Louis Lambert, le Livre Mystique soit une des parties les plus réussies de la Comédie ; mais il est peu de titres qui y aient été exigés plus impérieusement que celui-là. Au risque d’une redite, ne terminons pas ce regard sur la Comédie sans en indiquer la flèche.