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Quand Thiers entra, en 1863, au corps législatif comme député de l’opposition, le message de l’Empereur aux Chambres le salua comme « notre grand historien national ». Et après 1870 une partie de son prestige souverain lui vint de sa grande œuvre historique. Cette gloire ne s’est pas maintenue. On l’a décrété ennuyeux et poncif. Des études de détail l’ont ruiné sur bien des points. Et l’on a épuisé sur son style sans éclat ni ligne le vocabulaire du mépris.

Ce décri est injuste. Comme tableau d’un règne, l’histoire de Thiers n’a pas été remplacée. Ni surtout comme histoire de l’État par un homme d’État. Thiers avait dix-huit ans en 1815. Il a connu familièrement les hommes du premier Empire. Une partie de ces hommes formaient les cadres, dont il était, de la Monarchie de Juillet. Il a eu l’accès d’une immense documentation écrite et orale. Il a abusé des récits de bataille, mais ce sont les civils qui se moquent de ses récits et non les militaires. En ce qui concerne le gouvernement et la politique de l’Empereur, Thiers n’est pas un historien en chambre : il sait ce que sont les affaires, la diplomatie, l’administration, les bureaux. La clarté qu’il répand sur son sujet ressemble à la clarté que répandaient ses discours, et si c’est une clarté destinée aux ignorants, ce n’est pas une clarté d’ignorant. On peut sourire des gens qui aujourd’hui diraient n’avoir rien à apprendre dans Thiers. L’Histoire du Consulat et de l’Empire a vieilli en somme dans la même mesure que l’ouvrage de Sorel : c’est un vieillissement historique normal, qui ne saurait en détourner le lecteur intelligent. Quand on pense que l’œuvre napoléonienne de Frédéric Masson avait détrôné de son rayon de bibliothèque l’histoire de Thiers pour les générations d’avant-guerre, on n’est plus tellement fier de leur appartenir.

Thiers tout de même a manqué remarquablement de génie. Dans cette équipe des trois historiens nés, les deux Aixois en 1796 et 1797, le Parisien en 1798, tout le génie est allé à ce dernier, Michelet.

Michelet.
Il y a une mission particulière à cette époque, tant en France qu’en Allemagne, et dont Michelet semble particulièrement le délégué : elle consiste à penser l’histoire comme un absolu, à sentir et à exprimer une mysti-