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qui veulent sacrifier la jeunesse de Sainte-Beuve à la maturité du lundiste. Sainte-Beuve l’eût approuvé. Il se résigna mal à la vocation et à la gloire solide dans lesquelles il fut précipité par une fortune qui ne l’avait pas consulté. Il souffrit de n’être que le délégué du public auprès des maîtres, de ne pas se sentir maître et créateur. Il éprouva assez peu par le dedans la portée et la force de sa critique créatrice. Il connut plutôt cette faculté critique à l’état de refoulements : refoulements d’un poète, d’un romancier, d’un moraliste.

Trois refoulements.
D’un poète. Il avait senti et trouvé comme poète une des notes les plus originales du mouvement de 1830 : la poésie intime et populaire, le journal des émotions d’un jeune plébéien délicat, souffreteux et humilié, moins « Werther carabin et jacobin » comme disait Guizot, que Julien Sorel lettré qui allait bientôt chercher en Mme Victor Hugo une Mme de Rénal : chronique de 1830 ! Les Poésies de Joseph Delorme, auxquelles sont jointes des Pensées en prose d’une merveilleuse finesse, méritent de rester chères à une certaine jeunesse, donnent raison à Barrès. Le Livre d’Amour, autre journal, celui de son amour pour Adèle Hugo, va plus loin encore que Joseph Delorme. Mais dans les Consolations et les Pensées d’Août, le style en copeaux et rocaille de son vers martelé sans harmonie rebuta décidément. Sainte-Beuve parlait mal la langue poétique de son temps, manquait d’oreille ; Lamartine, Hugo, Musset le condamnaient automatiquement à l’échec.

D’un romancier. Volupté est le roman d’un Obermann cultivé et parisien, et surtout d’un critique, d’un témoin, d’un frôleur, d’un voluptueux d’épiderme, qui rôde indéfiniment autour des demeures, des amours, des énergies, de l’action et de la vie où il n’entrera pas. Son poids de vie intérieure vaudra toujours à ce livre, dans chaque génération, quelques douzaines de fervents (le côté d’Amiel). Le style est d’une harmonie composite et travaillée, de même que celui des vers de Sainte-Beuve, mais en prose il trouve la voie libre, et neuve. Nous ne nous étonnons pas qu’Amaury se fasse prêtre en 1830, comme il serait entré à Port-Royal en 1650. Sainte-Beuve serait le plus « clérical » des grands écrivains du XIXe siècle, si Renan n’existait pas. Il entre chez les auteurs comme il a pu