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descend à Viennet. Et qu’on lise dans les Lundis l’article triste ou plutôt le triste article sur la Poésie et les poètes en 1852

Mais il ne faut pas surfaire la gravité de ces erreurs, limites ou petitesses. Même quand il est injuste envers les hommes ou qu’il se trompe sur les valeurs, Sainte-Beuve reste un grand critique, moins d’idées que de pensées : « Où classer, écrit-il, un écrivain chez qui on est sûr de ne rencontrer jamais ni la pensée élevée, ni la pensée délicate, ni la pensée judicieuse ? » Il est le critique des fauteurs qui sont parce qu’ils pensent. En dire du mal, dans le pays de Descartes, porterait malheur. Il n’est pas souvent de mauvaise foi, et s’il se trompe il ne cherche guère à tromper. C’est tout de même gagner dans la connaissance de Hugo, de Lamartine, de Balzac, que de savoir comment et pourquoi ils sont antipathiques, pour une partie de leur génie, à de grandes natures littéraires. Même quand elle n’est ni juste ni judicieuse, il est rare que la critique de Sainte-Beuve sur ses contemporains manque d’un certain pouvoir éclairant. Quelle critique d’ailleurs si étroite, si inique soit-elle, qui ne pousse d’un côté ou d’un autre sa pointe de vérité, lorsqu’elle est aiguisée par la malveillance ? N’oublions pas non plus à quel point il avait souffert d’avoir pratiqué, étant jeune, la critique contraire, cette « critique des beautés » qui était devenue, autour de Hugo, une critique publicitaire. La page de Heine sur le sultan du Darfour et son crieur l’avait cruellement blessé. Il avait cette marque à effacer comme Vautrin, même au vitriol.

Les limites du jugement de Sainte-Beuve sont des limites naturelles et elles circonscrivent, comme celles de la France, un pays harmonieux. Le cas de Baudelaire, qui aurait dû être son poète, et à qui l’homme arrivé refusa son audience, reste exceptionnel. Le tragique, pour Sainte-Beuve, pour ce moraliste, cet analyste, ce grand classique, fut de vivre parmi des natures d’écrivains qui personnifiaient ses impossibilités. D’abord ceux qu’il appelait les forts de la halle, Hugo, Balzac, Dumas. « J’admire aussi très volontiers la puissance, mais il faut pour cela que je sente avoir affaire à la véritable puissance de l’esprit, et non à je ne sais quelle force purement robuste de santé et de tempérament. Lequel a plus de valeur,