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pour entamer les Lundis à la rentrée d’octobre, Sainte-Beuve écrivait : « Dégagé de tout rôle et presque de tout lien, observant de près depuis bientôt vingt-cinq ans les choses et les personnages littéraires, n’ayant aucun intérêt à ne pas les voir tels qu’ils sont, je puis dire que je regorge de vérités. » Ce sont ces « vérités » sur la génération de 1820 qu’il va servir, après 1849, aux lecteurs du Constitutionnel.

Laissons de côté la question de l’envie, le péché capital dont on accuse généralement Sainte-Beuve. Mais en 1849 les grands poètes romantiques, qui avaient tous à peu près cessé de produire, pouvaient donner l’impression d’un groupe en liquidation. Il était même heureux qu’ils la donnassent, puisque cela ne pouvait qu’encourager la génération qui avait vingt ans en 1848, et lui permettre de tabler sur du neuf, de faire du neuf. Et les poètes romantiques ayant, comme leur père Chateaubriand, prétendu être des guides politiques, il apparaissait avec évidence en 1849 que cette ambition avait échoué, avait été une des causes de la Révolution de 1848. Cette Révolution « catastrophe immense dont nous faisons tous partie et dont nous sommes tous les naufragés » écrivait Sainte-Beuve en 1850, les esprits justes la considéraient maintenant comme un malheur, et l’infanterie, ou la garde nationale bourgeoise de ces esprits justes était faite précisément des lecteurs du Constitutionnel. L’impopularité de Lamartine avait commencé. Il y avait un monde, un public, pour lequel le terme de poète était devenu dérisoire. Sainte-Beuve ne pouvait tomber jusque là, mais l’investiture de Véron, les vingt-cinq ans qui l’avaient fait regorger non seulement de vérités, mais de rancunes, le mouvement public qui le portait, cela-même qu’on attendait de lui, allaient faire plus ou moins du Sainte-Beuve des Lundis un chef de réaction anti-romantique.

Et, ce qui est plus grave, de réaction anti-poétique. Évidemment, dans tout le cours des Lundis, Sainte-Beuve s’acquittera du nécessaire envers les poètes, les introduira avec bienveillance, surtout s’ils sont de second ordre et s’ils peuvent être introduits contre quelqu’un. Il découvrira même Théophile Gautier quand il s’agira de soutenir la candidature académique d’un romantique rallié, lui, à l’Empire… Mais sa malveillance contre Lamartine et Vigny ne désarmera pas.