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V
CHATEAUBRIAND
L’Entre-deux-siècles.
Chateaubriand comme Napoléon et Mme de Staël, est un homme du XVIIIe siècle, qui atteint sa majorité en 1789, et qui mûrit avec l’esprit du siècle nouveau. Il deviendra moins encore le père des poètes romantiques que leur classique. Une grande partie de son œuvre est entrée dans l’oubli. Mais le prestige de sa personne reste plus grand que ne semble le comporter la lecture qu’on fait de ce qui survit. Il faut le tenir moins pour un rayon de bibliothèque que pour un grand vivant. Des mouvements intimes, des déplacements rythmiques, des thèmes généraux de la vie et des lettres françaises passent par lui et s’expliquent par lui. Ils eussent été modifiés, et nous aussi, si Chateaubriand était né quelques années plus tôt ou plus tard, si, de cette balance égale des deux siècles et de deux génies, l’un des plateaux avait été chargé soit d’habitudes parisiennes de 1780, soit de romantisme, déversé soit vers Bernardin, soit vers Lamartine.

Avec le vœu obstiné de suggérer à la postérité un « Napoléon et lui », il éprouve une terreur d’inspirer un « Rousseau et lui ». Il fait ce qu’il peut pour nous en détourner. En vain. Après et comme Rousseau, il a imposé aux lettres françaises le type de ces vies publiques de grands écrivains, de l’œuvre aménagée en demeure historique, en demeure remplie du maître, comme le Versailles de Louis XIV, — d’une sensibilité et d’une atmosphère sorties de lui, qui exposent et imposent un règne, — d’une situation officielle de chef de climat. Et par là il rejoint, pour la postérité, en