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La Poésie en 1850.
C’est une génération sinon de poètes tout au moins de poètes instruits et techniciens. Les romantiques, venus d’abord dans l’âge moderne, après la coupure de la Révolution, avaient participé à ce bonheur des premiers arrivés, qui était, selon La Bruyère, celui des anciens, et qui fut au XVIIe siècle celui des écrivains qui suivirent immédiatement la fixation de la langue. Ils avaient, à fleur de terre, pris possession puissamment des sentiments communs, et pour l’amour, la mort, la pitié, la famille, la patrie, ils avaient tenu d’abord la place neuve du poète écho. Il fallait maintenant aller sous terre, exploiter le filon poétique en creusant avec l’outil, raffiner donc sur la technique, passer des sentiments généraux à des sentiments plus particuliers et rares, à ce que Sainte-Beuve, devant Baudelaire, appela avec une inquiétude soupçonneuse, le Kamtchatka.

Cette génération poétique se ferma ainsi, en partie, le grand public. L’époque impériale se désintéresse de la poésie, mais surtout la poésie se désintéresse de l’époque : l’œuf ou la poule, qui a commencé ? Ces poètes mettront vingt ans à sortir, à trouver l’audience, la gloire : le contraire du débouché dans la lumière, avant trente ans, qu’avaient connu les romantiques. Le contact entre la grande poésie et le grand public contemporain est coupé.

Ces poètes n’eurent pas de chefs, ne formèrent pas d’école, se fréquentèrent peu. Au contraire des romantiques, des Parnassiens épigones et des symbolistes, chacun à peu près joue sa partie malchanceuse en ordre dispersé. Cependant, à distance, et grâce au rayonnement de ses dernières années, Leconte de Lisle nous apparaît avec la taille et les grandes manières d’un général en disponibilité.

Leconte de Lisle.
C’est un républicain de 1848 qui, après l’échec de son idéal, s’est réfugié dans la poésie, dans l’antiquité et dans les souvenirs.

L’écrasement de la liberté qui jette Hugo dans le messianisme, enfonce Leconte de Lisle dans un pessimisme absolu. À trente ans il a tiré de la vie cette expérience, qu’il est horrible d’être homme, honteux de penser et de vivre. Pas d’autre philosophie en lui qu’un désespoir, moins nuancé