Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/351

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

VII
TAINE
Le Cacique.
Durant les trente dernières années du XIXe siècle le tétrasyllabe Taine-et-Renan rendait dans la langue des lettres un son indivisible comme Tarn-et-Garonne. C’était le nom des deux maîtres, associés et complémentaires, d’une génération, le nom d’une magistrature collégiale. La fonction qu’avait occupée dans la génération romantique les grands poètes, celle des Lamartine-Hugo, était tenue par ces deux cerveaux encyclopédiques, critiques, historiens et philosophes, tous deux fruits suprêmes des deux grandes familles cléricales françaises, de la formation ecclésiastique et de la formation universitaire, de Saint-Sulpice et de l’Université. Aussi opposés d’ailleurs que Montaigne et Pascal, que l’élément liquide et l’élément solide, ce que la domination de l’un d’eux aurait eu d’excessif et de périlleux se trouvait tempéré et mis au point par leur coexistence.

Des deux cerveaux, le plus fin était celui de Renan, le plus solide et le mieux meublé celui de Taine. Vigoureux, organisé, centré, Taine peut passer pour le plus grand Scholar du XIXe siècle. Entré premier à l’École Normale — cacique, selon le langage de la maison — il est resté le cacique de la formation universitaire française, à la manière dont Hugo serait le cacique de la poésie et Bossuet celui de l’épiscopat. Avec une facilité et une méthode extraordinaires, il s’initia à l’École Normale à toutes les disciplines, en sortit à vingt-deux ans philosophe, critique, historien en disponibilité. Entre ces disciplines il alla à la tête, voulut être philosophe.