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les idées de gauche, pour la justice sociale, les droits de l’homme, la démocratie, le libre examen. Les espoirs mis en Jaurès, la génération dreyfusienne de la rue d’Ulm, la tentative d’un retour à Michelet et à Quinet, tournent court. Le discours d’Anatole France à Tréguier devant la statue de Renan ne rayonne qu’une lumière froide.

Barrès, Maurras, Peguy.
Du côté vaincu, au contraire, le rétablissement est instantané. Barrès demeure un créateur de valeurs : ses plus belles années d’influence vont de 1902 à 1914. Sur les débris de la Patrie Française, naît l’Action Française, et l’influence de Maurras équilibre, relaie celle de Barrès. Ce retournement singulier, cette victoire de l’inattendu ne trouvent nulle part d’explication plus nette que dans Péguy, puisqu’aussi bien, de cette génération dreyfusienne de l’École Normale, qui a fourni une si grande part du personnel politique au XXe siècle, il n’est sorti qu’un créateur de mouvement dans l’ordre littéraire et moral, Péguy, et que le péguysme c’est le procès-verbal même de ce tournant du dreyfusisme. Enfin, la conséquence, encore plus inattendue, de la séparation de l’Église et de l’État, du triomphe de la laïcité dans l’État, c’est une renaissance catholique et des conversions littéraires retentissantes, parfois singulières, celle de Brunetière, celle de Péguy, celle du petit-fils de Renan, les diversions catholiques de Barrès, le mouvement thomiste. Le plan de vérité objective sur lequel les intellectuels de 1897 ont triomphé juridiquement, moralement et politiquement, dans l’affaire Dreyfus, est donc pour les idées et l’esprit littéraires un plus mauvais terrain que le plan de vérité organique, héritée, passionnelle, dont Barrès a, depuis Un Homme Libre jusqu’aux Cahiers, fourni une géographie et une géologie complètes. Le premier plan a beau être plus satisfaisant pour l’intelligence, plus propre à l’usage civil, moral et politique, il ressemble à l’aliment idéal de Berthelot, les vitamines lui manquent, celles dont est chargé un Cahier de Barrès, et qu’un Jaurès, si éloquent, ne soupçonne pas. La tentative la plus importante qui ait été faite par la génération dreyfusienne, avant 1914, pour équilibrer par des vitamines à elle les idées littéraires de Barrès, c’est probablement Jean-Christophe, et l’on ne verra pas là un succès complet.