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des Illuminations n’a été mise à sa place qu’au bout d’un demi-siècle : visions de route, de campagne, de voyage à pied, d’alcools, qui pourraient passer pour le chef-d’œuvre de la poésie si la poésie se mesurait (comme il n’est pas impossible qu’elle le fasse un jour) à la somme de nouveauté cohérente qu’elle crée. Dans Une Saison en Enfer, digne de son titre, Rimbaud a jeté sur le papier en une langue ardente, nue, efficace, la confession désespérée d’un être sans amour et sans joie, dont les furieuses expériences ont échoué : détestation de l’Europe, et de ses lois par le poète qui l’a assez vue, et qui rentre dans l’état de nature, dans la lumière brute. Un pareil testament interdit toute littérature. Rimbaud allait passer plus tard pour avoir posé par les Illuminations et la Saison les colonnes d’Hercule du monde littéraire. Après tout, cette géographie est vraie.

Corbière.
Des vers intercalés dans la Saison, et qui sont meilleurs que ceux des Poésies, rendent la simplicité des chansons populaires. Rimbaud comme Verlaine est touché par cet appel. Pareillement, le breton Corbière, mort avant la trentaine, laissait les Amours Jaunes, les vers disloqués, violents, pleins de non ! à toute poésie antérieure, à tout encadrement, sculptés par un couteau de marin, bousculade d’un primitif, qui se fabrique sa langue comme il peut avec des morceaux de celle des civilisés, et retrouve, dans le Cantique Spirituel, tout le rude et le rêche d’une imagerie populaire.
Lautréamont.
Verlaine est le faune, Mallarmé le mystique, Rimbaud l’enfant, Corbière le primitif. Il fallait, parmi ces dissidents, un dissident bien authentique de la raison, un fou. Et le génie servant d’exposant à cette folie. Ce fut le cas de Lautréamont. Bien qu’il n’ait jamais écrit un vers, Lautréamont a apporté à la littérature, avec les Chants de Maldoror, un insolite paquet de poésie ; monologue frénétique en six chants, mouvement oratoire de houle, proclamation de ce qui fermente de violent et de violeur, de sensuel et de sexuel, de peau-rouge et d’antédiluvien, chez une créature de lettres, jetée du monde austral sur un rivage inattendu de France. Idole précolombienne et serpent de mer, Maldoror a donné à la littérature française ce que l’Angleterre a vaine-