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Entre les aventuriers qui eurent vingt ans vers 1870 et ceux de l’autre guerre, il y a cependant une différence, à l’avantage des premiers. Comme on plaidait devant Clemenceau la cause d’un homme politique qu’il n’aimait pas, et en faveur de qui on alléguait qu’il ressemblait à Robespierre, le Tigre rétorqua : « Oui, mais Robespierre, lui, ne savait pas qu’il ressemblait à Robespierre ! » Rimbaud ne savait pas qu’il ressemblait à Rimbaud, et d’ailleurs à vingt ans il avait complètement cessé de lui ressembler. Au contraire, les aventuriers de 1914 savaient, savaient trop, qu’ils ressemblaient à Rimbaud, et ils en ont beaucoup parlé. Quand le groupe surréaliste se fit un drapeau, il écrivit un seul mot : Lautréamont ! C’était déjà de la tradition. La génération de 1914, dans la mesure où elle avait de magnifiques précurseurs, n’a tout de même pas connu l’aventure pure.

Mais elle a obtenu largement, du côté de la quantité et de la publicité, l’équivalent de ce qui lui manquait de pureté. L’aventure est à la source et dans les moelles de cette génération. La guerre a ajouté à son exigence d’aventure, elle ne l’a pas créée. La Correspondance de Rivière et d’Alain Fournier est une coupe géologique dans les terrains d’où a jailli cette source. Et le Grand Meaulnes de Fournier, et l’article de Rivière sur le Roman d’Aventure, datent des mois qui ont précédé la guerre. On peut dire que, de la mort d’Apollinaire à l’exposition des Arts Décoratifs, la poésie comme le roman a vécu dans l’atmosphère et dans l’idée vague de l’aventure.

La poésie est prise par l’aventure dès sa racine. Dès 1910, Marinetti, italo-français, comme Apollinaire était franco-italien, avait prophétisé en même temps que lui par la proclamation du futurisme et par le jeu poétique des mots en liberté. Le mot en liberté, c’est par excellence l’aventure poétique, d’ailleurs conséquence de la poésie en liberté des Cinq et du vers en liberté des vers-libristes symbolistes. Dans cette liberté musicale pénétrée d’assonances, de souvenirs de bibliothèque, de refrains de chansons populaires, de tout ce qu’on peut ramasser sur une route d’Europe, et, plus simplement, entre le marbre et le cuir d’un café, Apollinaire mit de l’enchantement, et aussi une magie personnelle. Une telle magie