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une des meilleures langues de son temps, infiniment supérieure à celle de sa voisine et ennemie Mme de Staël, mais tenant, comme la sienne, à la conversation, et pure, verveuse, pleine de mouvement, de mordant, d’images.

La Savoie vivait sous un gouvernement assez paternel. L’entrée des armées de la Révolution y amena d’abord l’anarchie, la violence, et pour les de Maistre, la ruine. Le contraste entre ces deux états, ce passage de l’ordre au désordre, de la vie florissante à l’exil, de Maistre les incorpore à une théorie générale de l’ordre et du désordre. Sa pensée avait pris depuis longtemps d’ailleurs une tournure mystique. Chrétien convaincu, il s’était fait initier dans la franc-maçonnerie. Il était lecteur et disciple fervent de Saint-Martin. Surtout, l’éducation maternelle, qui avait entièrement formé son cœur, l’avait habitué à voir Dieu partout. Et il ne faut pas oublier qu’il a été l’élève, et qu’il restera toujours le disciple et l’ami des Jésuites. La Révolution c’est, pour lui, le fait immense qui doit éclairer aux yeux de sa génération, le fond de la nature humaine et sociale. Elle l’éclaire en y montrant la présence et la volonté de Dieu. Quand Bossuet faisait appel à la Providence pour expliquer la Révolution d’Angleterre, il diminuait peut-être la portée de cette vue en désignant le salut de la reine Henriette comme la fin de l’intention divine. De Maistre, dès les Considérations sur la France qu’il publie en 1796, à Neuchâtel, élève cette doctrine de la Providence visible à une ampleur, à une force, à une ingéniosité verveuse et presque virtuose qui frappèrent les imaginations, d’autant plus que Bonald, esprit par ailleurs si différent de celui de Joseph de Maistre, publiait la même année, à Constance, la Théorie du pouvoir, et que de Maistre était fondé à lui écrire plus tard : « Est-il possible que la nature se soit amusée à tendre deux cordes si parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ? C’est l’unisson rigoureux. C’est un phénomène unique »

La Providence est visible, pour lui, dans la disproportion entre l’immensité de l’événement révolutionnaire et la médiocrité misérable des hommes par lesquels il est arrivé. De Maistre tient la Révolution pour un châtiment purificateur : d’où une théorie flamboyante du Châtiment, une théorie élo-